Ce jour-là, le travail habituel
fut accompli avec plus de vigueur encore.
Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie.
Deux mètres seulement nous séparaient de
la mer libre. Mais les réservoirs étaient
presque vides d'air. Le peu qui restait devait être conservé
aux travailleurs. Pas un atome pour le
Nautilus ! Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué.
Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre.
De telles souffrances ne peuvent être décrites.
Le lendemain, ma respiration était oppressée.
Aux douleurs de tête se mêlaient d'étourdissants
| vertiges qui faisaient de moi un homme
ivre. Mes compagnons éprouvaient les mêmes
symptômes. Quelques hommes de l'équipage
râlaient. Ce jour-là, le sixième de notre
emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la
pioche et le pic, résolut d'écraser la couche de glace qui
nous séparait encore de la nappe liquide.
Cet homme avait conservé
son sang-froid et son énergie. Il domptait
par sa force morale les douleurs physiques.
Il pensait, il combinait, il agissait.
D'après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c'est-à-dire
soulevé de la couche glacée par un changement de pesanteur
spécifique. Lorsqu'il flotta on le hâla de manière à l'amener
au-dessus de l'immense fosse dessinée suivant sa ligne
de flottaison. Puis, ses réservoirs d'eau s'emplissant,
il descendit et s'emboîta dans l'alvéole.
(...) Un dénivellement se produisit. La
glace craqua avec un fracas singulier,
pareil à celui du papier qui se déchire, et le Nautilus
s'abaissa. « Nous passons ! » murmura Conseil à mon oreille.
Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai
dans une convulsion involontaire. (...)
Mais que devait durer cette navigation sous la banquise
jusqu'à la mer libre ! Un jour encore ! Je serais mort avant
!
À demi étendu sur un divan
de la bibliothèque, je suffoquais. Ma face
était violette, mes lèvres bleues, mes facultés
suspendues. Je ne voyais plus, je n'entendais plus. La
notion du temps avait disparu de mon esprit. Mes
muscles ne pouvaient se contracter. Les heures qui s'écoulèrent
ainsi, je ne saurais les évaluer. Mais j'eus la conscience
de mon agonie qui commençait. Je compris
que j'allais mourir... Soudain je revins
à moi. Quelques bouffées d'air pénétraient
dans mes poumons. Étions-nous remontés
à la surface des flots ! Avions-nous franchi la banquise
! Non ! C'étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis,
qui se sacrifiaient pour me sauver. Quelques
atomes d'air restaient encore au fond d'un appareil. Au
lieu de le respirer, ils l'avaient conservé pour moi, et,
tandis qu'ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte
à goutte ! Je voulus repousser l'appareil.
Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,
je respirai avec volupté. Mes regards se
portèrent vers l'horloge. Il était onze heures du matin.
Nous devions être au 28 mars. Le Nautilus marchait avec
une vitesse effrayante de quarante milles à l'heure. Il
se tordait dans les eaux. Où était le capitaine Nemo ? Avait-il
succombé ? Ses compagnons étaient-ils morts
avec lui ?
En ce moment, le manomètre
indiqua que nous n'étions plus qu'à vingt pieds de la surface.
Un simple champ de glace nous séparait de l'atmosphère.
Ne pouvait-on le briser ? Peut-être ! En tout cas, le Nautilus
allait le tenter. Je sentis, en effet, qu'il prenait une
position oblique, abaissant son arrière
et relevant son éperon. Une introduction
d'eau avait suffi pour rompre son équilibre.
Puis, poussé par sa puissante hélice, il
attaqua l'ice-field par en-dessous comme un formidable bélier.
Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitesse
contre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté par
un élan suprême, il s'élança sur la surface
glacée qu'il écrasa de son poids. Le panneau
fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l'air pur s'introduisit
à flots dans toutes les parties du Nautilus. |