En effet, monsieur le naturaliste,
me répondit-il, et nous allons les combattre corps
à corps. Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir
pas bien entendu.
- Corps à corps ? répétai-je.
- Oui, monsieur. (...) Le Nautilus était alors revenu à
la surface des flots. Un des marins, placé sur les derniers
échelons, dévissait les
boulons du panneau. Mais les écrous
étaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une
violence extrême, évidemment tiré par la
ventouse d'un bras de poulpe.
Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent
par l'ouverture, et vingt autres s'agitèrent au-dessus.
D'un coup de hache, le capitaine Nemo coupa
ce formidable tentacule, qui glissa sur
les échelons en se tordant. Au moment où nous nous pressions
les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme,
deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent
sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l'enlevèrent
avec une violence irrésistible. Le capitaine
Nemo poussa un cri et s'élança au dehors. Nous nous
étions précipités à sa suite.
Quelle scène
! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses,
était balancé dans l'air au caprice de
cette énorme trompe. Il râlait,
il étouffait, il criait : À moi ! à moi ! Ces mots, prononcés
en français, me causèrent une profonde stupeur
! J'avais donc un compatriote à bord, plusieurs,
peut-être ! Cet appel déchirant, je l'entendrai toute ma
vie. L'infortuné était perdu. Qui pouvait
l'arracher à cette puissante étreinte ?
Cependant le capitaine Nemo s'était précipité sur le poulpe,
et d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras.
Son second luttait avec rage contre d'autres
monstres qui rampaient sur les flancs du
Nautilus. L'équipage se battait à coups de hache. Le Canadien,
Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses
charnues. Une violente odeur de musc
pénétrait l'atmosphère. C'était horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé
par le poulpe serait arraché à sa puissante succion.
Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul, brandissant
la victime comme une plume, se tordait dans l'air. Mais
au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient
sur lui, l'animal lança une colonne d'un
liquide noirâtre, sécrété
par une bourse située dans son abdomen.
Nous en fûmes aveuglés.
Quand ce nuage se fut dissipé,
le calmar avait disparu, et avec lui mon
infortuné compatriote ! Quelle rage nous
poussa alors contre ces monstres ! On ne se possèdait plus.
Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les
flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle
au milieu de ces tronçons de serpents
qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang
et d'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules
renaissaient comme les têtes de l'hydre.
Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se
plongeait dans les yeux glauques des calmars
et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain
renversé par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu
éviter. Ah ! comment mon cœur ne s'est-il pas brisé
d'émotion et d'horreur ! Le formidable bec
du calmar s'était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait
être coupé en deux. Je me précipitai à
son secours. Mais le capitaine Nemo m'avait devancé. Sa
hache disparut entre les deux énormes mandibules,
et miraculeusement sauvé, le Canadien,
se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triple
cœur du poulpe.
- Je me devais cette revanche ! dit le capitaine Nemo au
Canadien. Ned s'inclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart d'heure. Les monstres vaincus,
mutilés, frappés de mort, nous laissèrent
enfin la place et disparurent sous les flots. Le capitaine
Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal,
regardait la mer qui avait englouti l'un
de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses
yeux. |