- Apercevez-vous, monsieur
Aronnax, à huit milles sous le vent ces
points noirâtres qui sont en mouvement
?
- Oui, capitaine, répondis-je.
- Ce sont des cachalots, animaux terribles
que j'ai quelquefois rencontrés par troupes de deux ou trois
cents ! Quant à ceux-là, bêtes cruelles et malfaisantes,
on a raison de les exterminer.
Le Canadien se retourna vivement à ces
derniers mots.
- Et bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans
l'intérêt même des baleines...
- Inutile de s'exposer, monsieur le professeur.
Le Nautilus suffira à disperser ces cachalots.
Il est armé d'un éperon d'acier qui vaut
bien le harpon de maître Land, j'imagine.
Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules. Attaquer
des cétacés à coups d'éperon ! qui avait jamais entendu
parler de cela ?
- Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, nous
vous montrerons une chasse que vous ne
connaissez pas encore. Pas de pitié pour ces féroces cétacés.
Il ne sont que bouche et dents !
« Bouche et dents ! » On
ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocéphale,
dont la taille dépasse quelquefois vingt-cinq mètres. La
tête énorme de ce cétacé occupe environ le tiers
de son corps. Mieux armé que la baleine dont la mâchoire
supérieure est seulement garnie de fanons, il est muni
de vingt-cinq grosses dents hautes de vingt centimètres,
cylindriques et coniques
à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C'est
à la partie supérieure de cette énorme tête et dans de grandes
cavités séparées par des cartilages,
que se trouvent trois ou quatre cents kilogrammes de cette
huile précieuse, dite « blanc de baleine
». Le cachalot est un animal disgracieux,
plutôt têtard que poisson, suivant la remarque
de Frédol. Il est mal construit, étant pour ainsi dire «
manqué » dans toute la partie gauche de sa charpente,
et n'y voyant guère que de l'œil droit.
Cependant, le monstrueux
troupeau s'approchait toujours. Il avait aperçu les baleines
et se préparait à les attaquer. On pouvait préjuger,
d'avance, la victoire de cachalots, non seulement parce
qu'ils sont mieux bâtis pour l'attaque que leurs inoffensifs
adversaires, mais aussi parce qu'ils peuvent rester plus
longtemps sous le flots, sans venir respirer
à leur surface. Il n'était que temps d'aller au secours
des baleines. Le Nautilus se mit entre deux eaux.
Conseil, Ned et moi nous prîmes place devant les vitres
du salon. Le capitaine Nemo se rendit près du timonnier
pour manœuvrer son appareil comme un engin
de destruction. Bientôt, je sentis les
battements de l'hélice
| se précipiter et notre vitesse s'accroître.
Le combat était déjà commencé
entre les cachalots et les baleines, lorsque le Nautilus
arriva. Il manœuvra de manière à couper la troupe des
macrocéphales. Ceux-ci, tout d'abord, se
montrèrent peu émus à la vue du nouveau monstre qui se mêlait
à la bataille. Mais bientôt ils durent
| se garer de ses coups. Quelle lutte !
Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé,
finit par battre des mains. Le Nautilus n'était plus qu'un
harpon formidable, brandi par la main de
son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues
et les traversait de part en part, laissant
après son passage deux grouillantes moitiés
d'animal. Les formidables coups de queue qui frappaient
ses flancs, il ne les sentait pas. Les
chocs qu'il produisait, pas davantage.
Un cachalot exterminé, il courait à un autre, virait sur
place pour ne pas manquer sa proie, allant de l'avant, de
l'arrière, docile à son gouvernail, plongeant
quand le cétacé s'enfonçait dans les couches profondes,
remontant avec lui lorsqu'il revenait à la surface, le frappant
de plein ou d'écharpe,
le coupant ou le déchirant, et dans toutes les directions
et sous toutes les allures, le perçant
de son terrible éperon. |