Cependant,
en harponnant une de ces baleines,
soit avec le harpon ordinaire, soit avec
la fusée Flechter ou la javeline-bombe,
dont il y avait un assortiment à bord,
cette pêche aurait pu se faire sans danger. Mais à
quoi bon cet inutile massacre
? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres
du Weldon-Institute ce qu'il pouvait obtenir de son aéronef,
Robur voulut donner la chasse à l'un de ces monstrueux cétacés.
Au cri de « baleine ! baleine ! » Uncle
Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine.
Peut-être y avait-il quelque navire baleinier
en vue... Dans ce cas, pour échapper à leur prison volante,
tous deux eussent été capables de se précipiter à la mer,
en comptant sur la chance d'être recueillis
par une embarcation. Déjà tout le personnel
de l'Albatros était rangé sur la plate-forme.
Il attendait. « Ainsi, nous allons en tâter,
master Robur ? demanda le contremaître
Turner.
- Oui, Tom », répondit l'ingénieur.
Dans les roufles
de la machinerie, le mécanicien et ses
deux aides étaient à leur poste, prêts à exécuter les manœuvres
qui seraient commandées par gestes. L'Albatros
ne tarda pas à s'abaisser vers la mer, et il s'arrêta à
une cinquantaine de pieds au-dessus. (...)
« Baleine ! Baleine ! » s'écria de nouveau Tom Turner. En
effet, le dos d'un cétacé émergeait à quatre
encablures en avant de l'Albatros. L'Albatros
courut dessus, et, quand il n'en fut plus qu'à une soixantaine
de pieds, il s'arrêta. Tom Turner avait épaulé son arquebuse
qui reposait sur une fourche fichée dans
la rambarde. Le coup partit, et le projectile,
entraînant une longue corde dont l'extrémité se rattachait
à la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La
bombe, remplie d'une matière fulminante,
fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de
petit harpon à deux branches, qui s'incrusta dans les chairs
de l'animal. « Attention ! » cria Turner. Uncle Prudent
et Phil Evans, si mal disposés qu'ils fussent, se sentaient
intéressés par ce spectacle. La baleine, blessée grièvement,
avait frappé la mer d'un tel coup de queue que l'eau rejaillit
jusque sur l'avant de l'aéronef. Puis l'animal plongea à
une grande profondeur, pendant qu'on lui filait de la corde
préalablement lovée dans une baille
pleine d'eau, afin qu'elle ne prît pas feu au frottement.
Lorsque la baleine revint
à la surface, elle se mit à fuir à toute vitesse dans la
direction du Nord. Que l'on imagine avec quelle rapidité
l'Albatros fut remorqué à sa suite ! D'ailleurs,
les propulseurs avaient été arrêtés. On
laissait faire l'animal, en se maintenant en ligne avec
lui. Tom Turner était prêt à couper la corde, pour
le cas où un nouveau plongeon
aurait rendu cette remorque trop dangereuse. Pendant une
demi-heure, et peut-être sur une distance
de six milles, l'Albatros fut ainsi entraîné
; mais on sentait que le cétacé commençait à faiblir. Alors,
sur un geste de Robur, les aides mécaniciens
firent machine en arrière, et les propulseurs
commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine,
qui, peu à peu, se rapprocha du bord. Bientôt
l'aéronef plana à vingt-cinq pieds au-dessus d'elle. Sa
queue battait encore les eaux avec une incroyable violence.
En se retournant du dos sur le ventre,
elle produisait d'énormes remous. Tout
à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tête,
et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à
peine le temps de lui filer de la corde.
D'un coup, l'aéronef fut entraîné jusqu'à la surface des
eaux. Un tourbillon s'était formé à la
place où avait disparu l'animal. Un paquet
de mer embarqua par-dessus la rambarde,
comme il en tombe sur les pavois d'un navire
qui court contre le vent et la lame. Heureusement, d'un
coup de hache, Tom Turner trancha la corde,
et l'Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents
mètres sous la puissance de ses hélices
| ascensionnelles. Quant à Robur, il avait
manœuvré l'appareil sans que son sang-froid
l'eût abandonné un instant. |