Un coup brusque au carreau
nous fit lever la tête. Dressé
contre la porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes, secouant,
avant d'entrer, le givre de sa blouse,
la tête haute et comme ébloui ! Les deux
élèves du banc le plus rapproché de la
porte se précipitèrent pour l'ouvrir : il y eut
à l'entrée comme un vague conciliabule,
que nous n'entendîmes pas, et le fugitif
se décida enfin à pénétrer dans l'école. Cette bouffée
d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles
de paille qu'on voyait accrochées aux habits
du grand Meaulnes, et surtout son air de
voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé,
tout cela fit passer en nous un étrange sentiment de plaisir
et de curiosité. M. Seurel était descendu du petit bureau
à deux marches où il était en train de nous faire la dictée,
et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif. Je me rappelle
combien je le trouvai beau, à cet instant,
le grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis
par les nuits passées au dehors, sans doute. Il s'avança
jusqu'à la chaire et dit, du ton assuré
de quelqu'un qui rapporte un renseignement
: « Je suis rentré, monsieur.
- Je le vois bien, répondit
M. Seurel, en le considérant avec curiosité...
Allez vous asseoir à votre place. » Le gars
se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un
air moqueur, comme font les grands élèves
indisciplinés lorsqu'ils sont punis, et,
saisissant d'une main le bout de la table, il se
laissa glisser sur son banc. « Vous allez prendre
un livre que je vais vous indiquer, dit le maître
- toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes
- pendant que vos camarades finiront la dictée. » Et la
classe reprit comme auparavant.
De temps à autre le grand
Meaulnes se tournait de mon côté, puis il regardait par
les fenêtres, d'où l'on apercevait le jardin
blanc, cotonneux, immobile,
et les champs déserts, où parfois descendait
un corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde, auprès
du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans
les mains, s'accouda pour lire : à deux reprises
je vis ses paupières se fermer et je crus
qu'il allait s'endormir. « Je voudrais aller me coucher,
monsieur, dit-il enfin, en levant le bras à demi.
Voici trois nuits que je ne dors pas. - Allez ! » dit M.
Seurel, désireux surtout d'éviter un incident.
Toutes les têtes levées, toutes les plumes
en l'air, à regret nous le regardâmes sortir, avec sa blouse
fripée dans le dos et ses souliers terreux.
Que la matinée fut lente à traverser ! Aux approches
de midi, nous entendîmes là-haut, dans la mansarde,
le voyageur s'apprêter pour descendre. Au déjeuner, je le
retrouvai assis devant le feu, près des grands-parents
| interdits, pendant qu'aux douze coups
de l'horloge, les grands élèves et les gamins éparpillés
dans la cour neigeuse filaient comme des ombres devant la
porte de la salle à manger. De ce déjeuner, je ne me rappelle
qu'un grand silence et une grande gêne
(...). Enfin, le dessert terminé, nous
pûmes tous les deux bondir dans la cour. Cour d'école, après-midi,
où les sabots avaient enlevé la neige... cour noircie
où le dégel faisait dégoutter les toits du préau...
cour pleine de jeux et de cris perçants !
Meaulnes et moi, nous
longeâmes en courant les bâtiments. Déjà
deux ou trois de nos amis du bourg laissaient
la partie et accouraient vers nous en criant de joie, laissant
gicler la boue sous leurs sabots, les mains
aux poches, le cache-nez déroulé. Mais
mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je
le suivis, et referma la porte vitrée juste à temps
pour supporter l'assaut de ceux qui nous poursuivaient.
(...) Dans la classe qui sentait les châtaignes
et la piquette, il n'y avait que deux balayeurs,
qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle pour
m'y chauffer paresseusement en attendant
la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes
cherchait dans le bureau du maître et dans les pupitres.
Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il
se mît à étudier avec passion debout sur l'estrade,
les coudes sur le bureau, la tête entre
les mains. |