Quand lui, venait la reprendre,
après avoir par convenance dansé avec quelque
autre, ils échangeaient un sourire d'amis
qui se retrouvent et continuaient leur conversation d'avant
qui était très intime. Naïvement, Yann
racontait sa vie de pêcheur, ses fatigues,
ses salaires, les difficultés d'autrefois
chez ses parents, quand il avait fallu
élever les quatorze petits Gaos dont il était le frère
aîné. - À présent, ils étaient tirés de la peine,
surtout à cause d'une épave que leur père
avait rencontrée en Manche, et dont la
vente leur avait rapporté dix mille francs,
part faite à l'État ; cela avait permis
de construire un premier étage au-dessus de leur maison
- laquelle était à la pointe du pays de
Ploubazlanec, tout au bout des terres,
au hameau de Pors-Even, dominant la Manche,
avec une vue très belle. - C'était dur, disait-il, ce métier
d'Islande : partir comme ça dès le mois de février,
pour un tel pays, où il fait si froid et
si sombre, avec une mer si mauvaise . (...)
Toute leur conversation
du bal, Gaud, se la rappelait comme chose
d'hier, la repassait lentement dans sa
mémoire, en regardant la nuit de mai tomber
sur Paimpol. S'il n'avait pas eu des idées
de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails
d'existence, qu'elle avait écoutés un peu
comme fiancée ? Il n'avait pourtant pas
l'air d'un garçon banal aimant à communiquer ses
affaires à tout le monde... Le métier est assez
bon tout de même, avait-il dit, et, pour moi, je
n'en changerais toujours pas. Des années, c'est
huit cents francs ; d'autres fois douze cents,
que l'on me donne au retour et que je porte à
notre mère.
- Que vous portez à votre mère, monsieur Yann ?
- Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais,
c'est l'habitude comme ça, mademoiselle Gaud (il disait
cela comme une chose bien due et toute
naturelle). Ainsi, moi, vous ne croiriez
pas, je n'ai presque jamais d'argent. Le dimanche c'est
notre mère qui m'en donne un peu quand
je viens à Paimpol. Pour tout c'est la même chose. Ainsi,
cette année, notre père m'a fait faire ces habits
neufs que je porte, sans quoi je n'aurais jamais voulu venir
aux noces ; oh ! non, sûr, je ne serais
pas venu vous donner le bras avec mes habits
de l'an dernier...
Pour elle, accoutumée
à voir des Parisiens, ils n'étaient peut-être pas très élégants,
ces habits neufs d'Yann, cette veste très courte, ouverte
sur un gilet d'une forme un peu ancienne
; mais le torse qui se moulait dessous
était irréprochablement beau, et alors
le danseur avait grand air tout de même.
En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque
fois qu'il avait dit quelque chose, pour voir ce qu'elle
en pensait. Et comme son regard restait bon et honnête,
tandis qu'il racontait tout cela pour qu'elle
fût bien prévenue qu'il n'était pas riche ! Elle
aussi lui souriait, en le regardant toujours
bien en face ; répondant très peu de chose,
mais écoutant avec toute son âme, toujours plus étonnée
et attirée vers lui. Quel mélange il était,
de rudesse sauvage et d'enfantillage |
câlin ! Sa voix grave, qui avec d'autres
était brusque et décidée, devenait, quand il lui parlait,
de plus en plus fraîche et caressante ; pour elle seule,
il savait la faire vibrer avec une extrême
douceur, comme une musique voilée d'instruments
à cordes. Et quelle chose singulière et
inattendue, ce grand garçon avec ses allures désinvoltes,
son aspect terrible, toujours traité chez
lui en petit enfant et trouvant cela naturel ; ayant couru
le monde, toutes les aventures, tous les dangers, et conservant
pour ses parents cette soumission respectueuse,
absolue. |