Pendant un instant, Roubaud
s'intéressa, comparant, songeant à sa gare du Havre.
Chaque fois qu'il venait de la sorte passer un jour à Paris,
et qu'il descendait chez la mère Victoire, le métier
le reprenait. Sous la marquise des grandes
lignes, l'arrivée d'un train de Mantes avait animé
les quais ; et il suivit des yeux la machine
de manœuvre, une petite machine-tender,
aux trois roues basses et couplées, qui
commençait le débranchement du train, alerte, besogneuse,
emmenant, refoulant les wagons sur les
voies de remisage. Une autre machine, puissante
celle-là, une machine d'express, aux deux
grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par
sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très
lente dans l'air calme. Mais toute son
attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq,
à destination de Caen, empli déjà de ses
voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n'apercevait
pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont de
l'Europe ; il l'entendait seulement demander
la voie, à légers coups de sifflet pressés,
en personne que l'impatience gagne. Un ordre fut crié, elle
répondit par un coup bref qu'elle avait compris. Puis, avant
la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs
furent ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet
assourdissant. Et il vit alors déborder
du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante
comme un duvet de neige, envolée à travers
les charpentes de fer. Tout un coin de
l'espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues
de l'autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière,
s'étouffaient des sons prolongés de trompe,
des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes.
Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train
de Versailles et un train d'Auteuil,
l'un montant, l'autre descendant, qui se croisaient. (...)
Comme Roubaud allait quitter
la fenêtre, une voix qui prononçait son nom, le fit se pencher.
(...)
- Tiens ! monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris ? Ah
! oui, pour votre affaire avec le sous-préfet
!
De nouveau accoudé, le sous-chef
de gare expliqua qu'il avait dû quitter Le Havre,
le matin même, par l'express de six heures quarante. Un
ordre du chef de l'exploitation l'appelait
à Paris, on venait de le sermonner d'importance.
Heureux encore de n'y avoir pas laissé sa place.
- Et madame ? demanda Henri.
Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes.
Son mari l'attendait là, dans cette chambre dont
la mère Victoire leur remettait la clef,
à chacun de leurs voyages, et où ils aimaient déjeuner,
tranquilles et seuls, pendant que la brave femme était retenue
en bas, à son poste de la salubrité. Ce
jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant
se débarrasser de leurs courses d'abord.
Mais trois heures étaient sonnées, il mourait de faim. Henri,
pour être aimable, posa encore une question :
- Et vous couchez à Paris :
- Non, non ! Ils retournaient tous deux au Havre le soir,
par l'express de six heures trente. (...)
Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiablé
venait d'éclater en notes sonores. Les
deux sœurs devaient taper dessus ensemble, riant plus
haut, excitant les oiseaux des îles. Alors,
le jeune homme, qui s'égayait à son tour,
salua, rentra dans l'appartement ; et le
sous-chef, seul, demeura un instant les yeux sur la terrasse,
d'où montait toute cette gaieté de jeunesse.
Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui avait
fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait
sur le train de Caen. Les derniers floconnements
de vapeur blanche se perdaient, parmi les gros tourbillons
de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra, lui aussi,
dans la chambre. Devant le coucou qui marquait
trois heures vingt, Roubaud eut un geste désespéré. À
quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder
ainsi ? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans un
magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait
l'estomac, il eut l'idée de mettre la table. |