- Sans doute,
ce n'est pas agréable, murmurait Mme Boche. Moi, le mien
est tailleur, je n'ai pas des tremblements.
- Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encore Gervaise,
j'avais des frayeurs du matin au soir. Je le voyais toujours,
la tête cassée, sur une civière... Maintenant,
je n'y pense plus autant. On s'habitue
à tout. II faut bien que le pain se gagne...
N'importe, c'est un pain joliment cher, car on y risque
ses os plus souvent qu'à son tour.
Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri
de la petite. Malgré elle, toute pâle,
elle regardait. (...)
- Attends-moi, j'en ai encore pour dix
minutes.
Il lui restait à poser un chapiteau de
cheminée, une bricole de rien du tout.
La blanchisseuse et la concierge
demeurèrent sur le trottoir, causant du
quartier, surveillant Nana, pour l'empêcher de barboter
dans le ruisseau, où elle cherchait des petits poissons
; et les deux femmes revenaient toujours à la toiture,
avec des sourires, des hochements de tête,
comme pour dire qu'elles ne s'impatientaient pas. En face,
la vieille n'avait pas quitté sa fenêtre, regardant l'homme,
attendant.
- Qu'est-ce qu'elle a donc à espionner,
cette bique ! dit Mme Boche. Une fichue mine
!
Là-haut, on entendait la voix forte du zingueur
chantant :
- Ah ! qu'il fait bon cueillir la fraise !
Maintenant,
penché sur son établi, il coupait son zinc en artiste. D'un
tour de compas, il avait tracé une ligne,
et il détachait un large éventail, à l'aide
d'une paire de cisailles | cintrées
; puis, légèrement, au marteau, il ployait
cet éventail en forme de champignon pointu. Zidore s'était
remis à souffler la braise du réchaud.
Le soleil se couchait derrière la maison, dans une grande
clarté rose, lentement pâlie, tournant
au lilas tendre. Et en plein ciel, à cette
heure recueillie du jour les silhouettes
des deux ouvriers, grandies démesurément,
se découpaient sur le fond limpide de l'air,
avec la barre sombre de l'établi et l'étrange profil du
soufflet. Quand le chapiteau fut taillé,
Coupeau jeta son appel :
- Zidore ! les fers !
Mais Zidore venait de disparaître. Le zingueur, en jurant,
le chercha du regard, l'appela par la lucarne
du grenier restée ouverte. Enfin, il le
découvrit sur un toit voisin, à deux maisons de distance.
Le galopin se promenait, explorait les
environs, ses maigres cheveux blonds s'envolant
au grand air, clignant les yeux en face de l'immensité de
Paris.
- Dis donc, la flâne ! est-ce que tu te
crois à la campagne ! dit Coupeau furieux. (...) Veux-tu
me donner les fers, sacrée andouille !
Il souda, il cria à Gervaise :
- Voilà, c'est fini... Je descends. Le tuyau auquel
il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu du
toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire en suivant
ses mouvements. Nana, rassurée tout d'un coup par la vue
de son père, tapait dans ses petites mains. Elle s'était
assise sur le trottoir, pour mieux voir
là-haut.
- Papa ! papa ! criait-elle de toute sa force ; papa regarde
donc !
Le zingueur voulut se pencher,
mais son pied glissa. Alors brusquement, bêtement,
comme un chat dont les pattes s'embrouillent,
il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans
pouvoir se rattraper.
- Nom de Dieu ! dit-il d'une voix étouffée.
Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna
deux fois sur lui-même, vint s'écraser
au milieu de la rue avec le coup sourd d'un paquet de linge
jeté de haut. Gervaise stupide, la gorge déchirée d'un grand
cri resta les bras en l'air. Des passants accoururent,
un attroupement se forma, Mme Boche, bouleversée,
fléchissant sur les jambes prit Nana entre
les bras, pour lui cacher la tête et l'empêcher de voir.
Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite,
fermait tranquillement sa fenêtre. |