AU BONHEUR DES DAMES
(Les Rougon-Macquart)
   Émile Zola

Denise est encore jeune, mais c'est elle qui est le soutien de famille maintenant que les parents sont décédés. Elle décide de profiter de l'offre d'aide formulée quelques temps auparavant par un membre de la famille. Elle s'apprête, en compagnie de ses jeunes frères Jean et Pépé, à entrer chez cet oncle.

Un certain malaise règne chez la jeune fille, elle craint d'avoir fait une erreur, notez.

Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf, draps et flanelle, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d'un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui l'avoisinaient, n'avait que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes, étaient simplement garnies d'une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond, surmontée d'un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-lune. (...)
- C'est là, reprit Jean.
- Eh bien ! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé.
Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité.

Lorsque leur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait pris leur mère, un mois auparavant, l'oncle Baudu, dans l'émotion de ce double deuil avait bien écrit à sa nièce qu'il y aurait toujours chez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter la fortune à Paris ; mais cette lettre remontait déjà à près d'une année, et la jeune fille se repentait maintenant d'avoir ainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissait point, n'ayant plus remis les pieds là-bas, depuis qu'il en était parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par épouser la fille.

- Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidant enfin à s'adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de leurs allures.
- C'est moi, répondit-il.
Alors, Denise rougit fortement et balbutia :
- Ah ! tant mieux ! Je suis Denise, et voici Jean, et voici Pépé... Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.
Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes s'embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette famille qui lui tombait sur les épaules.
- Comment ! comment ! vous voilà ! répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vous étiez à Valognes ! Pourquoi n'êtes-vous pas à Valognes ?
De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. Après la mort de leur père qui avait mangé jusqu'au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deux enfants. Ce qu'elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur de meubles anciens : mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries. Il taillait des figures dans du bois ; même, un jour, ayant découvert un morceau d'ivoire, il s'était amusé à faire une tête, qu'un monsieur de passage avait vue ; et justement, c'était ce monsieur qui les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une place pour Jean, chez un ivoirier.
- Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage chez son nouveau patron. On ne me demande pas d'argent, il sera logé et nourri. Alors, j'ai pensé que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d'affaire. Nous ne pouvons pas être plus malheureux qu'à Valognes.
Ce qu'elle taisait, c'était l'escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l'avait déterminée au départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient.


Étude de texte     Aide - Étude de texte
I - Analyse 1 (vocabulaire/conjugaison) :     Page analyse 1 Texte et page analyse 1
II - Analyse 2 (grammaire) :     Page analyse 2 Texte et page analyse 2
III - Discussion (questions) :     Page discussion Texte et page discussion



Aide - Fichiers de son
Méthode pédagogique








61
 
- 61 -