L'aubergiste avait
dit vrai : moins d'une heure après, nous cheminions
à l'aveugle, dans des chemins impraticables,
en pleine nuit et perdus dans un tourbillon
de neige et de grêle dont ne peuvent se
faire une idée ceux qui ne l'ont pas vu. Après avoir gravi
des escarpements à pic au sommet desquels
nos chevaux avaient peine à s'arc-bouter
contre le vent, il nous fallait descendre dans d'immenses
ravins bordés de sapins géants, où ils
disparaissaient presque dans des amoncellements
de neige mouvante, à moitié étranglés par
la rafale. Nous n'avancions plus que le pas naturellement,
et sans trop savoir où nous allions, car
les pauvres bêtes épuisées et aveuglées
par le grésil ne marchaient plus que la tête baissée, se
laissant guider au petit bonheur.
- Si nous tournions bride, dis-je au cocher.
Il est évident que nous ne pouvons guère
aller plus loin.
- Revirer ? fit le pauvre homme, qui avait
l'air de se repentir de ses fanfaronnades
de tout à l'heure ; il est trop tard, monsieur je ne vois
plus clair ni mes chevaux non plus. En revirant, nous
risquerions de manquer le chemin, et alors je
donnerais pas cinq sous de nos trois peaux.
Le docteur ne disait rien,
mais j'oserais bien affirmer qu'il n'en pensait
pas moins. La situation était presque désespérée
; car, si nous ne pouvions retourner sur nos pas, il était
d'autant plus impossible de nous arrêter là que le froid,
jusqu'alors assez supportable, augmentait
d'intensité d'une façon terrible, et malgré nos épaisses
fourrures commençait à nous envahir de
la tête aux pieds. Nous n'avions pas d'autre alternative,
il fallait avancer, avancer quand même et à tout
risque. Messieurs, j'ai été en détresse
un jour sur mer, avec bien peu d'espoir d'en réchapper,
je vous assure. Eh bien, nulle angoisse
de naufragé ne saurait être comparée à ce que, mon compagnon
et moi, nous éprouvâmes ce soir-là, quand
nous nous vîmes ainsi perdus dans cette nuit, cette solitude
et cette tempête, à des milliers d'arpents
de toute habitation, peut-être, à moitié paralysés par un
froid de loup, et allant à l'aventure, traînés par deux
pauvres chevaux épuisés, qui menaçaient de s'abattre à chaque
instant dans l'aveuglant | tourbillon.
La chose ne tarda pas, du
reste. Tout à coup, notre cheval de brancard
s'arrêta net en renâclant, secoué par un
accès de tremblement convulsif : son compagnon
de traits venait de perdre pied au bord d'une déclivité,
et se débattait sur le flanc, enseveli dans une fondrière
de neige.
- Le maudit Filion nous a ensorcelés !
s'écria notre malheureux cocher, en se précipitant à la
tête du second cheval, qu'un mouvement de l'autre pouvait
entraîner avec lui. Si nous avons perdu le chemin, il ne
nous reste plus qu'à faire notre prière,
Messieurs ! Malgré ces paroles désespérées, le pauvre
diable avait pourtant réussi à dégager de l'attelage
le cheval abattu, et sauvé ainsi une partie de la situation.
Mais que faire maintenant : Laisser le pauvre animal périr
dans la neige ? Il fallait d'abord savoir si l'autre serait
de force à poursuivre la route tout seul. Nous
mîmes pied à terre - quand je dis pied
à terre, c'est manière de m'exprimer, car sortir de voiture
dans ces conditions, c'était plutôt se
jeter à la nage - et nous essayâmes de porter secours à
l'infortuné Vadeboncœur, à qui, au
moins, il restait encore le courage de vouloir sauver son
cheval. Mon Dieu, quelle nuit ! Je ne souhaiterais
pas à mon plus mortel ennemi d'en voir une semblable.
Tout à coup notre
cocher poussa un cri de joie :
- Une barrière ! nous sommes sauvés !
En effet, du côté opposé à la déclivité dans laquelle s'était
enfoncé le cheval, notre homme avait rencontré
une clôture ; et en tâtonnant pour s'emparer
d'une perche qui pût l'aider dans son œuvre
de sauvetage, il avait mis la main sur une barrière. Une
barrière, c'était une maison ; et une maison, c'était le
salut. |