J'assistai au réveil
des troupes, à la mise en marche de l'armée. Je
vis les régiments se ranger en ligne de
combat, les batteries s'établir sur les
hauteurs, les escadrons de cavalerie
prendre leurs positions. J'entendis gronder
le canon, crépiter la fusillade.
Et dans les cris, les fanfares et les hennissements,
je regardais s'engager la bataille. J'étais avec le général
Banks, sur un plateau d'où nous pouvions assez facilement
suivre les péripéties de la grande lutte.
Tout à coup
- à propos de quoi, je n'en sais rien - mon cheval s'ébroue,
s'emporte, s'emballe, prend le mors aux dents
et s'élance à fond de train en dehors des
lignes, à l'endroit le plus périlleux,
en plein à découvert sous le feu de l'ennemi.
Les balles me sifflaient aux oreilles par centaines. Affolé,
je gourme l'animal, je lui casse les dents,
je lui labourais le ventre, je l'écrase sous moi. Inutile,
ce ne fut qu'après un quart d'heure, long comme un siècle,
que je pus le maîtriser et revenir à mon
poste.
- Ce n'est pas du courage, cela, me dit
Banks, c'est de la témérité. Un vrai brave
ne s'expose pas inutilement, entendez-vous major ?
Il s'imaginait, tout bonnement, que j'étais allé faire ce
tour-là par fanfaronnade. Je n'eus pas
le courage de lui ôter cette illusion,
je préférai passer pour un extravagant.
- Tenez, reprit Banks, en crayonnant deux
lignes sur l'arçon de sa selle, faites
quelque chose d'utile ; allez porter ceci au général
Smith.
Smith commandait l'aile droite ; je partis
au galop. À peu de distance, une maison
en briques - que je vois encore avec ses
contrevents | disloqués
et ses têtes de cheminées déchiquetées
par les balles - me barrait la route. La fusillade faisait
rage à cet endroit ; tout naturellement, je lançai
mon cheval par derrière la maison. Malédiction
! Juste au moment où je franchissais l'espace abrité,
j'eus la sensation d'un fracas épouvantable,
et me voilà englouti sous une avalanche
de briques, de pierres, de débris de charpente
et de décombres de toute espèce. Un boulet
venait de passer à travers la maison et l'avait démolie
de la cave aux mansardes. Quant à moi,
j'étais mort... ou plutôt je m'éveillai
sous ma tente, la tête en feu, le corps en nage. Le tambour
battait. Une tasse de café, pendant qu'on sonne le boute-selle,
et en avant ! Pour tout de bon, cette fois. Mon rêve m'était
encore tout frais à la mémoire. (...)
Écoute bien ceci, mon ami,
et dis-moi ce que tu aurais éprouvé à ma
place. À un certain moment où la canonnade
battait son plein, je vis le général Banks écrire quelques
mots au crayon sur une feuille de calepin appuyée sur ses
arçons, puis se tourner vers moi en disant
:
- Major, veuillez porter ceci au général
Smith. Ainsi que dans ma vision de la nuit - chose que je
n'avais pu prévoir cependant - le général Smith avait pris
sa position sur la droite. Je partis, un peu
pâle sans doute, et... Me voilà en face de la terrible maison
en briques, que j'avais vu s'écrouler sur moi dans mon rêve
! C'était elle, exactement elle. Je la
reconnaîtrais encore entre mille. À cette
vue, le cœur me tressauta dans la
poitrine. Je sentis mon courage défaillir ; et n'eussent
été le sentiment de la discipline, et peut-être aussi un
peu d'amour-propre, j'aurais rebroussé
chemin. Dans tous les cas, me dis-je à part moi, le diable
ne me fera pas passer par derrière ! Et je lançai mon cheval
à bride abattue, en plein sous les confédérées,
tout droit par-devant la bâtisse. Juste en face, la bête
se cabre et s'affaisse.
Un boulet venait de lui effleurer le nez, et la maison sautait
en mille pièces. Je me relevai sans une égratignure.
Si j'avais passé derrière, j'étais infailliblement mis
en marmelade ! Le soir nous étions battus. Les
Unionistes avaient perdu la bataille de
Sabine Cross Road. Et moi, j'avais perdu un pur
sang magnifique, que je n'ai jamais revu, pas plus
que mon ordonnance. Pourvu que l'un n'ait
pas porté malheur à l'autre... Le lendemain, en retraitant,
le général me disait :
- Major, pourquoi donc avez-vous passé en face de cette
maison, hier ? Ce n'est pas du courage, cela ; c'est de
la témérité. Un brave...
- N'expose pas sa vie inutilement ! Oui, je sais ça par
cœur, dis-je en l'interrompant. Le général
me regarda sans comprendre... |