Pour instruire
les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une
géographie en estampes.
Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages
coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des
Bédouins dans le désert,
une baleine qu'on harponnait, etc. Paul
donna l'explication de ces gravures à Félicité.
Ce fut même toute son éducation littéraire.
Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable
employé à la mairie, fameux pour sa belle main,
et qui repassait son canif sur sa botte.
Quand le
temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme
de Geffosses. La cour est en pente, la maison dans le milieu
; et la mer, au loin, apparaît comme une tache
grise. Félicité retirait de son cabas les
tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement
faisant suite à la laiterie. Il était le
seul reste d'une habitation de plaisance,
maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux
tremblait aux courants d'air. Mme Aubain penchait son front,
accablée de souvenirs ; les enfants n'osaient
plus parler. « Mais jouez donc ! » disait-elle
; ils décampaient. Paul montait dans la
grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets
sur la mare, ou tapait avec un bâton les
grosses futailles qui résonnaient comme
des tambours. Virginie donnait à manger
aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets,
et la rapidité de ses jambes se découvrait
ses petits pantalons brodés.
Un soir d'automne, on s'en
retourna par les herbages. La lune à son
premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard
flottait comme une écharpe sur les sinuosités
de la Toucques. Des bœufs, étendus
au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre
personnes passer. Dans la troisième pâture
quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant
elles.
- « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant
une sorte de complainte, elle flatta sur
l'échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face,
les autres l'imitèrent. Mais, quand l'herbage suivant
fut traversé, un beuglement formidable
s'éleva. C'était un taureau, que cachait le brouillard.
Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.
- « Non ! non ! moins vite ! ».
Elles pressaient le pas cependant, et entendaient
par derrière un souffle sonore qui se rapprochait.
Ses sabots, comme des marteaux, battaient
l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait
maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux
mains des plaques de terre qu'elle lui
jetait dans les yeux. Il baissait le mufle,
secouait les cornes et tremblait de fureur
en beuglant horriblement. Mme Aubain, au
bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait, éperdue
comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours
devant le taureau, et continuellement lançait
des mottes de gazon qui l'aveuglaient,
tandis qu'elle criait :
- « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! » Mme Aubain descendit
le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite,
tomba plusieurs fois en tâchant de gravir
le talus, et à force de courage y parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie
; sa bave lui rejaillissait à la figure,
une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le temps de
se couler entre deux barreaux, et la grosse bête,
toute surprise, s'arrêta.
Cet événement, pendant bien
des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Évêque.
Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se
doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque.
Virginie l'occupait exclusivement ; car
elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse,
et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de
Trouville. |