On marchait. On
allait à l'aventure, avec inquiétude et en craignant
de trouver ce qu'on cherchait. De temps en temps on rencontrait
des traces de campements, des places brûlées,
des herbes foulées, des bâtons en croix,
des branches sanglantes. Là on avait fait
la soupe, là on avait dit la messe, là
on avait pansé des blessés. Mais ceux qui
avaient passé avaient disparu. Où étaient-ils ? bien loin
peut-être. Peut-être là tout près cachés, l'espingole
au poing. Le bois semblait désert. Le bataillon
redoublait de prudence. Solitude, donc défiance. On ne voyait
personne ; raison de plus pour redouter quelqu'un. On avait
affaire à une forêt mal famée. Une embuscade
était probable. Trente grenadiers, détachés
en éclaireurs et commandés par un sergent, marchaient en
avant à une assez grande distance du gros de la troupe.
La vivandière du bataillon les accompagnait. Les vivandières
se joignent volontiers aux avant-gardes.
On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La
curiosité est une des formes de la bravoure
féminine.
Tout à coup
les soldats de cette petite troupe d'avant-garde eurent
ce tressaillement connu des chasseurs qui
indique qu'on touche au gîte. On avait
entendu comme un souffle au centre d'un fourré,
et il semblait qu'on venait de voir un mouvement dans les
feuilles. Les soldats se firent signe. Dans l'espèce de
guet et de quête confiée
aux éclaireurs, les officiers n'ont pas
besoin de s'en mêler ; ce qui doit être fait se fait de
soi-même. En moins d'une minute le point où l'on avait remué
fut cerné ; un cercle de fusils braqués l'entoura ; le centre
obscur du hallier fut couché en joue de
tous les côtés à la fois, et les soldats, le doigt sur la
détente, l'œil sur le lieu suspect,
n'attendirent plus pour le mitrailler que le commandement
du sergent. Cependant la vivandière s'était hasardée à regarder
à travers les broussailles, et au moment
où le sergent allait crier :
- Feu ! Cette femme cria :
- Halte ! Et se tournant vers les soldats :
- Ne tirez pas, camarades !
Et elle se précipita dans le taillis. On l'y suivit. Il
y avait quelqu'un là en effet. Au plus épais du fourré,
au bord d'une de ces petites clairières rondes que font
dans les bois les fourneaux à charbon en
brûlant les racines des arbres, dans une sorte de trou de
branches, espèce de chambre de feuillage, entrouverte comme
une alcôve, une femme était assise sur
la mousse, ayant au sein un enfant qui
tétait et sur ses genoux les deux têtes
blondes de deux enfants endormis. C'était là l'embuscade.
- Qu'est-ce que vous faites ici, vous ? cria la vivandière.
La femme leva la tête. La vivandière ajouta
furieuse :
- Êtes-vous folle d'être là ! Et elle reprit :
- Un peu plus, vous étiez exterminée !
Et, s'adressant aux soldats, la vivandière ajouta :
- C'est une femme.
- Pardine, nous le voyons bien ! dit un
grenadier.
La vivandière poursuivit :
- Venir dans les bois se faire massacrer ! A-t-on idée de
faire des bêtises comme ça !
La femme stupéfaite,
effarée, pétrifiée, regardait
autour d'elle comme à travers un rêve, ces fusils, ces sabres,
ces baïonnettes, ces faces farouches. Les
deux enfants s'éveillèrent et crièrent.
- J'ai faim, dit l'un.
- J'ai peur, dit l'autre.
Le petit continuait de téter. La vivandière lui adressa
la parole.
- C'est toi qui as raison, lui dit-elle.
La mère était muette d'effroi.
Le sergent lui cria :
- N'ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet Rouge.
La femme trembla de la tête aux pieds. Elle regarda le sergent
au rude visage dont on ne voyait que les
sourcils, les moustaches et deux braises
qui étaient les deux yeux.
- Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge,
ajouta la vivandière. |