QUATRE-VINGT-TREIZE
   Victor Hugo

Pendant les guerres révolutionnaires, fin du XVIIIe siècle, une patrouille bat la campagne. Elle est accompagnée de la vivandière, dame chargée des vivres de la troupe. On ne sait pas qui l'on peut rencontrer, lors de ces patrouilles. Sont-ils du bon côté ? celui de la révolution, ou de l'autre ? Rencontre insolite.

La vivandière n'a pas agi comme auraient agi les soldats... les femmes seraient-elles plus humaines ?

On marchait. On allait à l'aventure, avec inquiétude et en craignant de trouver ce qu'on cherchait. De temps en temps on rencontrait des traces de campements, des places brûlées, des herbes foulées, des bâtons en croix, des branches sanglantes. Là on avait fait la soupe, là on avait dit la messe, là on avait pansé des blessés. Mais ceux qui avaient passé avaient disparu. Où étaient-ils ? bien loin peut-être. Peut-être là tout près cachés, l'espingole au poing. Le bois semblait désert. Le bataillon redoublait de prudence. Solitude, donc défiance. On ne voyait personne ; raison de plus pour redouter quelqu'un. On avait affaire à une forêt mal famée. Une embuscade était probable. Trente grenadiers, détachés en éclaireurs et commandés par un sergent, marchaient en avant à une assez grande distance du gros de la troupe. La vivandière du bataillon les accompagnait. Les vivandières se joignent volontiers aux avant-gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La curiosité est une des formes de la bravoure féminine.

Tout à coup les soldats de cette petite troupe d'avant-garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs qui indique qu'on touche au gîte. On avait entendu comme un souffle au centre d'un fourré, et il semblait qu'on venait de voir un mouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe. Dans l'espèce de guet et de quête confiée aux éclaireurs, les officiers n'ont pas besoin de s'en mêler ; ce qui doit être fait se fait de soi-même. En moins d'une minute le point où l'on avait remué fut cerné ; un cercle de fusils braqués l'entoura ; le centre obscur du hallier fut couché en joue de tous les côtés à la fois, et les soldats, le doigt sur la détente, l'œil sur le lieu suspect, n'attendirent plus pour le mitrailler que le commandement du sergent. Cependant la vivandière s'était hasardée à regarder à travers les broussailles, et au moment où le sergent allait crier :
- Feu ! Cette femme cria :
- Halte ! Et se tournant vers les soldats :
- Ne tirez pas, camarades !
Et elle se précipita dans le taillis. On l'y suivit. Il y avait quelqu'un là en effet. Au plus épais du fourré, au bord d'une de ces petites clairières rondes que font dans les bois les fourneaux à charbon en brûlant les racines des arbres, dans une sorte de trou de branches, espèce de chambre de feuillage, entrouverte comme une alcôve, une femme était assise sur la mousse, ayant au sein un enfant qui tétait et sur ses genoux les deux têtes blondes de deux enfants endormis. C'était là l'embuscade.
- Qu'est-ce que vous faites ici, vous ? cria la vivandière.
La femme leva la tête. La vivandière ajouta furieuse :
- Êtes-vous folle d'être là ! Et elle reprit :
- Un peu plus, vous étiez exterminée !
Et, s'adressant aux soldats, la vivandière ajouta :
- C'est une femme.
- Pardine, nous le voyons bien ! dit un grenadier.
La vivandière poursuivit :
- Venir dans les bois se faire massacrer ! A-t-on idée de faire des bêtises comme ça !

La femme stupéfaite, effarée, pétrifiée, regardait autour d'elle comme à travers un rêve, ces fusils, ces sabres, ces baïonnettes, ces faces farouches. Les deux enfants s'éveillèrent et crièrent.
- J'ai faim, dit l'un.
- J'ai peur, dit l'autre.
Le petit continuait de téter. La vivandière lui adressa la parole.
- C'est toi qui as raison, lui dit-elle.
La mère était muette d'effroi. Le sergent lui cria :
- N'ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet Rouge.
La femme trembla de la tête aux pieds. Elle regarda le sergent au rude visage dont on ne voyait que les sourcils, les moustaches et deux braises qui étaient les deux yeux.
- Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge, ajouta la vivandière.


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