Madame Lepic vient donner
un coup d'œil.
- À la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle
friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.
Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle
retire sa main, elle pousse des cris de douleur. Elle a
un hameçon piqué au bout du doigt. Sœur
Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôt
M. Lepic lui-même arrive.
- Montre voir, disent-ils.
Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux,
et l'hameçon s'enfonce plus profondément. Tandis que grand
frère Félix et sœur Ernestine la soutiennent,
M. Lepic lui saisit le bras, le lève en l'air, et chacun
peut voir le doigt. L'hameçon l'a traversé. M. Lepic tente
de l'ôter.
- Oh ! non ! pas comme ça ! dit madame Lepic d'une voix
aiguë.
En effet, l'hameçon est arrêté d'un côté par son dard
et de l'autre côté par sa boucle. M. Lepic met son lorgnon.
- Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon
! Comment le casser !
Au moindre
effort de son mari qui n'a pas de prise, Madame Lepic bondit
et hurle. On lui arrache donc le cœur, la vie ? D'ailleurs
l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.
- Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair.
Il affermit son lorgnon,
sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame
mal aiguisée, si faiblement, qu'elle ne
pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît.
- Oh ! là ! oh ! là ! crie Madame Lepic, et tout le groupe
tremble.
- Plus vite, papa ! dit sœur Ernestine.
- Ne fais donc pas ta lourde comme ça !
dit grand frère Félix à sa mère.
M. Lepic perd patience. Le canif déchire,
scie au hasard, et Madame Lepic, après avoir murmuré
: « Boucher ! boucher ! » se trouve mal, heureusement.
M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit
la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante
d'où l'hameçon tombe.
Ouf ! Pendant cela, Poil
de Carotte n'a servi à rien. Au premier
cri de sa mère, il s'est sauvé. Assis sur l'escalier, la
tête en ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute,
une fois qu'il lançait sa ligne au loin son hameçon lui
est resté dans le dos.
- Je ne m'étonne plus que ça ne mordait pas,
dit-il.
Il écoute les plaintes de sa mère, et d'abord n'est guère
chagriné de les entendre. Ne criera-t-il
pas à son tour, tout à l'heure, non moins fort
qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'enrouement,
afin qu'elle se croie plutôt vengée et le laisse tranquille
? Des voisins attirés le questionnent :
- Qu'est-ce qu'il y a donc, Poil de Carotte ?
Il ne répond rien ; il bouche ses oreilles, et sa tête rousse
disparait. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et
attendent les nouvelles.
Enfin Madame Lepic s'avance.
Elle est pâle comme une accouchée, et,
fière d'avoir couru un grand danger, elle porte devant elle
son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe
d'un reste de souffrance. Elle sourit aux
assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement
à Poil de Carotte :
- Tu m'as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en
veux pas ; ce n'est pas de ta faute. Jamais elle n'a parlé
sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front.
Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges
et de ficelles, propre, gros et carré,
pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent
de larmes. Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel
de s'abriter derrière son coude. Mais,
généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde. Il ne comprend
plus. Il pleure à pleins yeux.
- Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne !
Tu me crois donc bien méchante ?
Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.
- Est-il bête ? On jurerait qu'on l'égorge, dit Madame Lepic
aux voisins attendris par sa bonté. |