Monsieur Lepic, grand frère
Félix, sœur Ernestine et Poil de Carotte veillent
près de la cheminée où brûle une souche
avec ses racines, et les quatre chaises se balancent sur
leurs pieds de devant. On discute et Poil de Carotte, pendant
que Madame Lepic n'est pas là, développe ses idées
personnelles.
- Pour moi, dit-il, les titres de famille
ne signifient rien. Ainsi, papa, tu sais comme je t'aime
! Or, je t'aime, non parce que tu es mon père ; je t'aime,
parce que tu es mon ami. En effet, tu n'as aucun mérite
à être mon père, mais je regarde ton amitié comme une haute
faveur que tu ne me dois pas et que tu m'accordes
généreusement.
- Ah ! répond M. Lepic.
- Et moi, et moi ? demandent grand frère Félix et sœur
Ernestine.
C'est la même chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous
a faits mon frère et ma sœur. Pourquoi vous en
serais-je reconnaissant ? À qui la faute, si nous
sommes tous trois des Lepic ? Vous ne pouviez l'empêcher.
Inutile que je vous sache gré d'une parenté involontaire.
Je vous remercie seulement, toi, frère, de ta protection,
et toi, sœur, de tes soins efficaces.
- À ton service, dit grand frère Félix.
- Où va-t-il chercher ces réflexions de l'autre
monde ? dit sœur Ernestine.
Et ce que je dis, ajoute
Poil de Carotte, je l'affirme d'une manière générale,
j'évite les personnalités, et si maman
était là, je le répéterais en sa présence.
- Tu ne le répéterais pas deux fois, dit grand frère Félix.
- Quel mal vois-tu à mes propos ? répond
Poil de Carotte. Gardez-vous de dénaturer
ma pensée ! Loin de manquer de cœur, je vous aime plus
que je n'en ai l'air. Mais cette affection, au lieu d'être
banale, d'instinct et de routine,
est voulue, raisonnée, logique.
Logique, voilà le terme que je cherchais.
- Quand perdras-tu la manie d'user de mots dont tu ne connais
pas le sens, dit M. Lepic qui se lève pour aller se coucher,
et de vouloir, à ton âge, en remontrer aux autres ? Si défunt
votre grand-père m'avait entendu débiter le quart de tes
balivernes, il m'aurait vite prouvé par un coup de pied
et une claque que je n'étais toujours que
son garçon.
- Il faut bien causer pour passer le temps, dit Poil de
Carotte déjà inquiet.
- Il vaut encore mieux te taire, dit M. Lepic, une bougie
à la main. Et il disparaît.
Grand frère Félix le suit.
- Au plaisir, vieux camarade à la grillade
! dit-il à Poil de Carotte.
Puis sœur Ernestine se dresse et grave :
- Bonsoir, cher ami ! dit-elle. Poil de Carotte reste seul,
dérouté. Hier, M. Lepic lui conseillait d'apprendre à réfléchir
:
- Qui ça, on ? lui disait-il. On n'existe pas. Tout le monde,
ce n'est personne. Tu récites trop ce que tu écoutes. Tâche
de penser un peu par toi-même. Exprime
des idées personnelles, n'en aurais-tu qu'une pour commencer.
La première qu'il risque
étant mal accueillie, Poil de Carotte couvre
le feu, range les chaises le long du mur, salue
l'horloge et se retire dans la chambre où donne l'escalier
d'une cave et qu'on appelle la chambre de la cave. (...)
D'ordinaire les habits de toute la famille
accrochés au portemanteau l'impressionnent.
On dirait des suicidés qui viennent de se pendre après avoir
eu la précaution de poser leurs bottines, en ordre, là-haut,
sur la planche. Mais, ce soir, Poil de Carotte n'a pas peur.
Il ne glisse pas un coup d'œil sous le lit. Ni la lune
ni les ombres ne l'effraient, ni le puits
du jardin comme creusé là exprès pour qui
voudrait s'y jeter par la fenêtre. Il aurait peur, s'il
pensait à avoir peur, mais il n'y pense plus. En chemise,
il oublie de ne marcher que sur les talons afin de moins
sentir le froid du carreau rouge. Et dans le lit, les
yeux aux ampoules du plâtre humide, il continue
de développer ses idées personnelles, ainsi nommées
parce qu'il faut les garder pour soi. |