Cosette tressaillit
comme si la terre eût tremblé sous
elle. Elle se retourna.
- Cosette ! répéta la Thénardier.
Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec
une sorte de vénération mêlée de désespoir.
Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains,
et, ce qui est effrayant à dire dans un enfant de cet âge,
elle se les tordit ; puis, ce que n'avait pu lui arracher
aucune des émotions de la journée, ni la course dans le
bois, ni la pesanteur du seau d'eau, ni
la perte de l'argent, ni la vue du martinet,
ni même la sombre parole qu'elle avait entendu dire à la
Thénardier, elle pleura. Elle éclata en sanglots.
Cependant le voyageur s'était levé.
- Qu'est-ce donc dit-il à la Thénardier.
- Vous ne voyez pas dit la Thénardier en montrant du doigt
le corps du délit qui gisait
aux pieds de Cosette.
- Hé bien, quoi ? reprit l'homme.
- Cette gueuse, répondit la Thénardier,
s'est permis de toucher à la poupée des enfants !
- Tout ce bruit pour cela ! dit l'homme. Eh bien quand elle
jouerait avec cette poupée ?
- Elle y a touché avec ses mains sales ! poursuivit la Thénardier,
avec ses affreuses mains !
Ici Cosette redoubla ses sanglots.
- Te tairas-tu ! cria la Thénardier.
L'homme alla droit à la
porte de la rue, l'ouvrit et sortit. Dès qu'il fut sorti,
la Thénardier profita de son absence pour allonger
sous la table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter
à l'enfant les hauts cris. La porte se
rouvrit, l'homme reparut, il portait dans ses deux mains
la poupée fabuleuse dont nous avons parlé,
et que tous les marmots du village contemplaient
depuis le matin, et il la posa debout devant Cosette en
disant :
- Tiens, c'est pour toi.
Il faut croire que, depuis plus d'une heure qu'il était
là, au milieu de sa rêverie, il avait confusément
remarqué cette boutique de bibeloterie
éclairée de lampions et de chandelles si
splendidement qu'on l'apercevait à travers la vitre du cabaret
comme une illumination. Cosette leva les yeux, elle avait
vu venir l'homme à elle avec cette poupée comme elle eût
vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes
: C'est pour toi. Elle le regarda, elle regarda la poupée,
puis elle recula lentement, et s'alla cacher
tout au fond sous la table dans le coin du mur. Elle ne
pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l'air
de ne plus oser respirer.
La Thénardier, Éponine,
Axelma étaient autant de statues. (...)
La face du mari Thénardier offrit cette ride
expressive qui accentue la figure humaine chaque fois que
l'instinct dominant y apparaît avec toute
sa puissance bestiale. Le gargotier considérait
tour à tour la poupée et le voyageur ; il semblait flairer
cet homme comme l'eût flairé un sac d'argent. Cela ne dura
que le temps d'un éclair. Il s'approcha de sa femme et lui
dit bas :
- Cette machine coûte au moins trente francs.
Pas de bêtises. À plat ventre devant l'homme.
Les natures grossières ont cela de commun avec les natures
naïves qu'elles n'ont pas de transition.
- Eh bien, Cosette, dit la Thénardier d'une voix qui voulait
être douce et qui était toute composée de ce miel aigre
des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupée
?
Cosette se hasarda à sortir de
son trou.
- Ma petite Cosette, reprit le Thénardier d'un air caressant,
monsieur te donne une poupée. Prends-la. Elle est à toi.
Cosette considérait la poupée merveilleuse
avec une sorte de terreur. Son visage était encore inondé
de larmes, mais ses yeux commençaient à s'emplir, comme
le ciel au crépuscule du matin, des rayonnements
étranges de la joie. Ce qu'elle éprouvait en ce moment-là
était un peu pareil à ce qu'elle eût ressenti
si on lui eût dit brusquement : Petite, vous êtes la reine
de France. |