C'était donc le cœur
bien gros que, voguant d'abord à l'aide
d'un vent favorable, nous vîmes
disparaître à nos yeux des sites qui nous
étaient familiers, et qui nous rappelaient
de bien chers souvenirs. Je ne parlerai que succinctement
des dangers que nous courûmes au commencement de notre voyage,
pour arriver au grand sinistre auquel j'ai
échappé avec six seulement de nos hommes. Nous fûmes, le
16, à deux doigts du naufrage,
près de l'Île aux Coudres, où un vent impétueux
nous poussait après la perte de notre grande ancre.
Le 4 novembre, nous fûmes assaillis par une tempête
affreuse, qui dura deux jours et nous causa de grandes avaries.
Le 7, un incendie, que nous eûmes beaucoup
de peine à éteindre, se déclara pour la
troisième fois dans la cuisine, et nous
pensâmes brûler en pleine mer. Il serait difficile de peindre
les scènes de désespoir
qui eurent lieu pendant nos efforts pour maîtriser
l'incendie. Nous faillîmes périr le long des côtes de l'Île
Royale, le 11, sur un énorme rocher près duquel
nous passâmes à portée de fusil, et que
nous ne découvrîmes qu'à l'instant, pour
ainsi dire, que le navire allait s'y briser. Depuis le 13
jusqu'au 15, nous voguâmes à la merci d'une furieuse tempête,
sans savoir où nous étions. Nous fûmes obligés de remplacer,
autant que faire se pouvait, les hommes
de l'équipage qui, épuisés de fatigue, s'étaient réfugiés
dans les hamacs et refusaient d'en sortir
: menaces, promesses,
coups de bâton même avaient été inutiles. Notre mât
de misaine étant cassé, nos voiles en lambeaux
ne pouvant être ni larguées ni amenées,
le second proposa, comme dernière ressource
dans cette extrémité, de faire côte : c'était
un acte de désespoir ; le moment fatal arrivait ! Le capitaine
et le second me regardaient avec tristesse en joignant les
mains. Je ne compris que trop ce langage
muet d'hommes accoutumés
| par état à braver la mort.
Nous fîmes côte
à tribord, où l'on apercevait l'entrée d'une rivière
qui pouvait être navigable. Je fis part,
sans en rien cacher, aux passagers des deux sexes, de cette
manœuvre de vie et de mort. Que de
prières alors à l'Être suprême ! que de
vœux ! Mais hélas ! vaines prières ! vœux inutiles
! Qui pourrait peindre l'impétuosité des
vagues ! La tempête avait éclaté dans toute sa fureur. Nos
mâts semblaient atteindre les nues pour
redescendre aussitôt dans l'abîme. Une
secousse terrible nous annonça que le navire avait touché
fond. Nous coupâmes alors mâts et cordages
pour l'alléger ; il arriva, mais la puissance
des vagues le tourna sur le côté. Nous étions échoués
à environ cent cinquante pieds du rivage, dans une petite
anse sablonneuse qui barrait la petite
rivière où nous espérions trouver un refuge. Comme le navire
faisait déjà eau | de toutes parts,
les passagers se précipitèrent sur le pont ; les uns même,
se croyant sauvés, se jetèrent à la mer et périrent.
(...) Équipage et passagers s'étaient accrochés aux haubans
et galabans pour résister aux vagues qui,
déferlant sur le navire, faisaient à chaque
instant leur proie de quelques nouvelles victimes : qu'attendre,
en effet, d'hommes exténués et de faibles
femmes ? Il nous restait, pour toute ressource, deux chaloupes,
dont la plus grande fut enlevée par une vague, et mise
en pièces. L'autre fut aussi jetée à la mer, et
un domestique, nommé Étienne, s'y précipita,
ainsi que le capitaine et quelques autres.
Je ne m'en aperçus que lorsqu'un de mes enfants, que je
tenais dans mes bras et l'autre attaché à ma ceinture, me
crièrent : « Sauvez-nous donc, la chaloupe est à l'eau.
» Je saisis un cordage avec précipitation,
et au moyen d'une secousse violente, je tombai dans la chaloupe
: le même coup de mer qui me sauva la vie,
emporta mes deux enfants. |