UN SOUPER CHEZ UN SEIGNEUR CANADIEN
(Les Anciens Canadiens)
   Philippe Aubert de Gaspé

Au début de la colonisation du Québec, la vie sociale et mondaine s'organise petit à petit. Bien sûr les coutumes s'inspirent de celles des vieux pays, mais le genre de vie mené au Bas-Canada teinte un peu la façon de faire les choses.

Notez les différentes mœurs à propos des ustensiles et des viandes.

Une pile d'assiettes de vraie porcelaine de Chine, deux carafes de vin blanc, deux tartes, un plat d'œufs à la neige, des gaufres, une jatte de confitures, sur une petite table couverte d'une nappe blanche, près du buffet, composaient le dessert de ce souper d'un ancien seigneur canadien. À un des angles de la chambre était une fontaine, de la forme d'un baril, en porcelaine bleue et blanche, avec robinet et cuvette, qui servait aux ablutions de la famille. À un angle opposé, une grande canevette*, garnie de flacons carrés, contenant l'eau-de-vie, l'absinthe, les liqueurs de noyau, de framboises, de cassis, d'anisette, etc., pour l'usage journalier, complétait l'ameublement de cette salle. Le couvert était dressé pour huit personnes. Une cuillère et une fourchette d'argent, enveloppées dans une serviette, étaient placées à gauche de chaque assiette, et une bouteille de vin léger à la droite. Point de couteau sur la table pendant le service des viandes : chacun était muni de cet utile instrument, dont les Orientaux savent seuls se passer. Si le couteau était à ressort, il se portait dans la poche, si c'était, au contraire, un couteau-poignard, il était suspendu au cou dans une gaine de maroquin, de soie, ou même d'écorce de bouleau, artistement travaillée et ornée par les aborigènes. Les manches étaient généralement d'ivoire, avec des rivets d'argent, et même en nacre de perles pour les dames. Il y avait aussi à droite de chaque couvert une coupe ou un gobelet d'argent de différentes formes et de différentes grandeurs : les uns de la plus grande simplicité, avec ou sans anneaux, les autres avec des anses ; quelques-uns en forme de calice, avec ou sans pattes, ou relevés en bosse ; beaucoup aussi étaient dorés en dedans.

Une servante, en apportant sur un cabaret le coup d'appétit d'usage, savoir, l'eau-de-vie pour les hommes et les liqueurs douces pour les femmes, vint prévenir qu'on était servi. Huit personnes prirent place à table : M. de Beaumont et son épouse, Mme Descarrières, leur sœur, le curé, le capitaine Marcheterre, son fils Henri, et enfin Jules et Arché. La maîtresse de la maison donna la place d'honneur au vénérable | curé, en le plaçant à sa droite, et la seconde place au vieux marin, à sa gauche. Le menu du repas était composé d'un excellent potage (la soupe était alors de rigueur, tant pour le dîner que pour le souper), d'un pâté froid, appelé pâté de Pâques, servi, à cause de son immense volume, sur une planche recouverte d'une serviette ou petite nappe blanche, suivant ses proportions. Ce pâté, (...) était composé d'une dinde, de deux poulets, de deux perdrix, de deux pigeons, du râble et des cuisses de deux lièvres : le tout recouvert de bardes de lard gras. Le godiveau de viandes hachées, sur lequel reposaient, sur un lit épais et mollet, ces richesses gastronomiques, et qui en couvrait aussi la partie supérieure, était le produit de deux jambons de cet animal que le juif méprise, mais que le chrétien | traite avec plus d'égards. De gros oignons, introduits çà et là, et de fines épices, complétaient le tout. Mais un point très important en était la cuisson, d'ailleurs assez difficile ; car, si le géant crevait, il perdait alors cinquante pour cent de son acabit. Pour prévenir un événement aussi déplorable, la croûte du dessous, qui recouvrait encore de trois pouces les flancs du monstre culinaire, n'avait pas moins d'un pouce d'épaisseur. Cette croûte même, imprégnée du jus de toutes ces viandes, était une partie délicieuse de ce mets unique. Des poulets et des perdrix rôtis, recouverts de doubles bardes de lard, des pieds de cochon à la Sainte-Menehould, un civet (...), furent en outre les autres mets que l'hospitalité du seigneur de Beaumont put offrir à ses amis.

* canevette : Mot issu du vieux français sans doute synonyme de plateau.

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