LA DÉBÂCLE
(Les Anciens Canadiens)
   Philippe Aubert de Gaspé

Phénomène typique des pays froids, au printemps, quand la pression des eaux gonflées par la fonte des neiges fait céder la glace qui recouvre les rivières, on appelle cela la débâcle. La brusque brisure de la glace crée souvent des situations imprévisibles et incontrôlables. Le Sieur Dumais semble être en très mauvaise posture.

Notez dans la scène ce qui donne cette impression d'impuissance devant les forces de la nature.

Ce que le capitaine Marcheterre avait prédit ne manqua pas d'arriver. Une détonation semblable aux éclats de la foudre se fit bientôt entendre ; et le bras de la rivière, s'échappant furieux de son lit, vint prendre à revers cet énorme amas de glaces qui n'ayant rencontré jusque-là aucun obstacle, poursuivait toujours sa marche triomphante. On crut, pendant un moment, que cette attaque brusque et rapide, que cette pression soudaine refoulerait une grande partie des glaces du côté du nord, comme le capitaine l'avait espéré. Il s'opéra même un changement momentané qui la refoula du côté des spectateurs ; mais cet incident, si favorable en apparence à la délivrance de Dumais, fut d'une bien courte durée ; car, le lit de la rivière se trouvant trop resserré pour leur livrer passage, il se fit un temps d'arrêt pendant lequel, s'amoncelant les unes au-dessus des autres, les glaces formèrent une digue d'une hauteur prodigieuse ; et un déluge de flots, obstrué d'abord par cette barrière infranchissable, se répandit ensuite au loin sur les deux rives, et inonda même la plus grande partie du village.

Cette inondation soudaine, en forçant les spectateurs à chercher un lieu de refuge sur les écores* de la rivière, fit évanouir le dernier espoir de secourir l'infortuné Dumais. Ce fut un long et opiniâtre combat entre le puissant élément et l'obstacle qui interceptait son cours ; mais enfin ce lac immense, sans cesse alimenté par la rivière principale et par ses affluents, finit par s'élever jusqu'au niveau de la digue qu'il sapait en même temps par la base. La digue, pressée par ce poids énorme s'écroula avec un fracas qui ébranla les deux rives. Comme la Rivière-du-Sud s'élargit tout à coup au-dessous du bras Saint-Nicolas, son affluent, cette masse compacte, libre de toute obstruction, descendit avec la rapidité d'une flèche ; et ce fut ensuite une course effrénée vers la cataracte qu'elle avait à franchir avant de tomber dans le bassin sur les rives du Saint-Laurent. Dumais avait fait, avec résignation, le sacrifice de sa vie : calme au milieu de ce désastre, les mains jointes sur la poitrine, le regard élevé vers le ciel, il semblait absorbé dans une méditation profonde, comme s'il eût rompu avec tous les liens de ce monde matériel.

Les spectateurs se portèrent en foule vers la cataracte, pour voir la fin de ce drame funèbre. Grand nombre de personnes, averties par la cloche d'alarme, étaient accourues de l'autre côté de la rivière, et avaient aussi dépouillé les clôtures de leurs écorces de cèdre pour en faire des flambeaux. Toutes ces lumières en se croisant répandaient une vive clarté sur cette scène lugubre. On voyait, à quelque distance, le manoir ! seigneurial, longue et imposante construction au sud-ouest de la rivière, et assis sur la partie la plus élevée d'un promontoire qui domine le bassin et court parallèle à la cataracte. À environ cent pieds du manoir, s'élevait le comble d'un moulin à scie dont la chaussée était attenante à la chute même. À deux cents pieds du moulin, sur le sommet de la chute, se dessinaient les restes d'un îlot sur lequel, de temps immémorial, les débâcles du printemps opéraient leur œuvre de destruction. Bien déchu de sa grandeur primitive, - car il est probable qu'il avait jadis formé une presqu'île avec le continent, dont il formait l'extrémité, - cet îlot formait à peine une surface de douze pieds carrés à cette époque. De tous les arbres qui lui donnaient autrefois un aspect si pittoresque, il ne restait plus qu'un cèdre séculaire. Ce vétéran, qui pendant tant d'années, avait bravé la rage des autans et des débâcles périodiques de la Rivière-du-Sud, avait fini par succomber à demi dans cette lutte formidable. Rompu par le haut, sa tête se balançait alors tristement au-dessus de l'abîme, vers lequel, un peu penché lui-même, il menaçait de disparaître bien vite, privant ainsi l'îlot de son dernier ornement.

* Écore : Mot issu du vieux français et dérivé du verbe écorcher décrivant les parties irrégulières des berges de la rivière.


Étude de texte     Aide - Étude de texte
I - Analyse 1 (vocabulaire/conjugaison) :     Page analyse 1 Texte et page analyse 1
II - Analyse 2 (grammaire) :     Page analyse 2 Texte et page analyse 2
III - Discussion (questions) :     Page discussion Texte et page discussion



Aide - Fichiers de son
Méthode pédagogique








95
 
- 95 -