LE MANCHON DE MA GRAND-MÈRE
(Contes)
   Louis Fréchette

Encore une histoire typique qui met en scène une pièce de vêtement qui n'existe que dans les pays froids. Les manchons, beaucoup moins utilisés maintenant, étaient ces sortes de fourreaux faits de peaux de bêtes, où l'on glissait ses mains pour les garder au chaud. Une légende est attachée à ces vêtements bizarres...

Demandez-vous comment les gens pouvaient bien arriver à prendre des manchons pour des bêtes menaçantes ?

La croyance aux tables tournantes semble dater de 1852 ; mais, en réalité, les tables ne sont pas les premiers objets inertes qui aient eu - au moins dans nos superstitions populaires - le privilège de tourner d'une façon mystérieuse. À part les têtes - dont les facultés de rotation se manifestent généralement d'une façon si spontanée à la moindre apparence de surnaturel - il y a eu aussi les manchons. Oui, les manchons. Les énormes manchons en peau d'ours de nos grand'mères. Il doit y avoir des vieux qui s'en souviennent encore, des énormes manchons en peau d'ours de nos grand'mères. Moi, j'en ai vu un, que ma mère avait conservé au fond de sa garde-robe, comme un souvenir de famille. Ses dimensions étaient colossales. Il avait au moins une aune de long, comme on disait alors - c'est-à-dire à peu près une verge - sur un pied et demi de diamètre. La beauté de la fourrure, dont le manchon était fait, comptait bien pour quelque chose, il est vrai ; mais la longueur et la grosseur du manchon lui-même indiquaient surtout le rang de la personne qui le portait. Or ma grand'mère était l'épouse du colonel de milice de son village ; jugez de la taille que devait avoir son manchon ! Je viens de me servir, je crois, du mot porter pour définir les relations possibles entre ces gigantesques | articles de toilette et leurs propriétaires. Le mot n'est pas absolument juste - à moins d'en renverser l'applicalion ordinaire. Ainsi, je crois bien que le susdit manchon aurait pu porter ma grand'mère ; mais ma grand'mère, bien sûr, n'aurait jamais pu porter le susdit manchon. Aussi, ne s'en servait-elle qu'en voiture. (...)

J'ai dit, en commençant, que, à l'instar des tables tournantes, ces manchons passaient pour avoir aussi le privilège de tourner - ou plutôt de rouler - automatiquement. Ce n'est pas tout ; nombre d'entre eux étaient, suivant la prétention commune, ensorcelés. Ils sortaient la nuit et se payaient je ne sais quelle promenade de sabbat au clair de la lune. On les rencontrait souvent, le soir tombé, le long des routes, sur la neige, où leur silhouette noire se dessinait grotesque et menaçante. Ils roulaient, roulaient, roulaient, rrrrrr ! comme des fuseaux de rouets ; puis s'arrêtaient net et se dressaient sur un bout, avec des airs étonnés, comme pour vous regarder passer. Tout à coup, votre cheval se cabrait en pleine route, et se mettait à renâcler d'une façon féroce. Vous vous penchiez pour regarder en avant, et vous aperceviez, droit en face de vous et barrant le passage, une espèce de bête noire sans tête, ni queue, ni pattes : c'était un manchon en maraude. Si vous n'aviez sur vous ni croix, ni chapelet, ni médaille bénite, ni pistolet chargé avec un cierge, le danger était grave : vous n'aviez qu'à tourner bride et vous enfuir au plus vite. Quelquefois même - et c'était ce qu'il y avait de plus épeurant - le spectre se mettait à votre poursuite en roulant tellement vite, que les meilleurs chevaux, ventre à terre, avaient toutes les peines du monde à le tenir à distance. On arrivait ainsi tout en nage, après des lieues de course furibonde. Alors vous vous retourniez : le manchon n'était plus là. Et, auprès des gens qui ne connaissaient pas mieux, vous passiez pour un menteur, ou pour avoir dormi, ou pour avoir pris un coup de trop. Bref, les fameux manchons « couraient le loup-garou », c'était bien connu. On racontait là-dessus des choses... des choses... Enfin, dans certaines paroisses du sud du fleuve, les manchons coureurs de nuit étaient tellement nombreux que les personnes un tant soit peu superstitieuses, et même certains esprits forts n'osaient plus se risquer sur les routes, après soleil couché. Jugez si les fumistes s'en donnaient à cœur joie. Enveloppés dans des draps dont la blancheur se confondait avec celle de la neige, ils se mettaient à deux, chacun d'un côté de la route, avec un manchon passé dans une corde dont ils tenaient chacun un des bouts ; et, de cette façon, qu'ils avançassent dans un sens ou dans un autre, le manchon avait l'air de se mouvoir de lui-même en avant ou en arrière, tout seul au beau milieu du chemin.


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