La croyance
aux tables tournantes semble dater de 1852 ; mais, en réalité,
les tables ne sont pas les premiers objets inertes
qui aient eu - au moins dans nos superstitions
populaires - le privilège de tourner d'une
façon mystérieuse. À part les têtes - dont les facultés
de rotation se manifestent généralement
d'une façon si spontanée à la moindre apparence
de surnaturel - il y a eu aussi les manchons.
Oui, les manchons. Les énormes manchons en peau d'ours
de nos grand'mères. Il doit y
avoir des vieux qui s'en souviennent encore, des énormes
manchons en peau d'ours de nos grand'mères. Moi, j'en ai
vu un, que ma mère avait conservé au fond de sa garde-robe,
comme un souvenir de famille. Ses dimensions
étaient colossales. Il avait au moins une
aune de long, comme on disait alors - c'est-à-dire
à peu près une verge - sur un pied
et demi de diamètre. La beauté de la fourrure,
dont le manchon était fait, comptait bien pour quelque chose,
il est vrai ; mais la longueur et la grosseur
du manchon lui-même indiquaient surtout le rang
de la personne qui le portait. Or ma grand'mère
était l'épouse du colonel de milice
de son village ; jugez de la taille que devait avoir son
manchon ! Je viens de me servir, je crois, du mot porter
pour définir les relations possibles entre ces gigantesques
| articles de toilette et leurs propriétaires.
Le mot n'est pas absolument juste - à moins
d'en renverser l'applicalion ordinaire.
Ainsi, je crois bien que le susdit manchon aurait pu porter
ma grand'mère ; mais ma grand'mère, bien sûr, n'aurait jamais
pu porter le susdit manchon. Aussi,
ne s'en servait-elle qu'en voiture. (...)
J'ai dit, en commençant,
que, à l'instar des tables tournantes,
ces manchons passaient pour avoir aussi le privilège
de tourner - ou plutôt de rouler - automatiquement.
Ce n'est pas tout ; nombre d'entre eux
étaient, suivant la prétention commune,
ensorcelés. Ils sortaient la nuit et se
payaient je ne sais quelle promenade de sabbat
au clair de la lune. On les rencontrait souvent, le soir
tombé, le long des routes, sur la neige, où leur silhouette
noire se dessinait grotesque et menaçante.
Ils roulaient, roulaient, roulaient, rrrrrr ! comme des
fuseaux de rouets ; puis s'arrêtaient net
et se dressaient sur un bout, avec des airs étonnés, comme
pour vous regarder passer. Tout à coup, votre cheval se
cabrait en pleine route, et se mettait
à renâcler d'une façon féroce. Vous vous
penchiez pour regarder en avant, et vous aperceviez, droit
en face de vous et barrant le passage, une espèce
de bête noire sans tête, ni queue, ni pattes : c'était un
manchon en maraude. Si vous n'aviez sur
vous ni croix, ni chapelet, ni médaille
bénite, ni pistolet chargé avec un cierge,
le danger était grave : vous n'aviez qu'à tourner
bride et vous enfuir au plus vite. Quelquefois
même - et c'était là ce qu'il y avait de
plus épeurant - le spectre se mettait à
votre poursuite en roulant tellement vite, que les meilleurs
chevaux, ventre à terre, avaient toutes les peines du monde
à le tenir à distance. On arrivait ainsi
tout en nage, après des lieues de course furibonde.
Alors vous vous retourniez : le manchon n'était plus là.
Et, auprès des gens qui ne connaissaient pas mieux, vous
passiez pour un menteur, ou pour avoir dormi, ou pour avoir
pris un coup de trop. Bref, les fameux
manchons « couraient le loup-garou », c'était
bien connu. On racontait là-dessus des choses... des choses...
Enfin, dans certaines paroisses
du sud du fleuve, les manchons coureurs de nuit
étaient tellement nombreux que les personnes un tant soit
peu superstitieuses, et même certains esprits
forts n'osaient plus se risquer sur les
routes, après soleil couché. Jugez si les
fumistes s'en donnaient à cœur joie.
Enveloppés dans des draps dont la blancheur se confondait
avec celle de la neige, ils se mettaient à deux, chacun
d'un côté de la route, avec un manchon passé dans une corde
dont ils tenaient chacun un des bouts ; et, de cette façon,
qu'ils avançassent dans un sens ou dans
un autre, le manchon avait l'air de se mouvoir
de lui-même en avant ou en arrière, tout seul au
beau milieu du chemin. |