UNE VISION
(Contes)
   Louis Fréchette

Un autre long voyage en carriole, le passager somnole quelque peu, et quelque chose d'étrange se produit. Les yeux fermés il voit. Non seulement voit-il, mais il voit par avance ce qui allait venir le long de la route. Extraordinaire ! dans le vrai sens du mot.

Demandez-vous si cette histoire et vraie... cherchez les indices.

Après quelques heures de repos ainsi dérobées à la fatigue de la route, j'eus la conscience d'une étrange sensation. Il se passait en moi quelque chose d'extraordinaire. Je ne dormais plus, mais je ne me sentais pas complètement éveillé. J'éprouvais comme une espèce de bien-être, très conscient, très lucide, mais qui aurait été mêlé à je ne sais quelle confuse impression du rêve. C'était de la somnolence ; je m'en rendais parfaitement compte. Mais je me rendais aussi parfaitement compte, comme en pleine veille, du milieu ambiant et des circonstances qui m'entouraient. (...)

C'était la première fois que je passais en cet endroit ; j'avais la tête entièrement recouverte d'une épaisse peau de buffle ; j'avais même les yeux hermétiquement clos ; or je voyais tout autour de moi, comme en plein jour, et avec une précision de nuances et de contours extraordinaire. Je pouvais compter les arbres, décrire les maisons, lire les enseignes. Je pressentais même ce que je ne pouvais pas encore apercevoir, les détours du chemin, les ponts, les montées et les descentes. Plus que cela - et ici le mystère se corse - je pouvais nommer les villages, les rivières ; la moindre | crique me semblait connue depuis dix ans. Notez que tous ces détails furent amplement vérifiés quelques heures plus tard par notre cocher qui, lui, était familier avec les lieux que nous venions de parcourir. Mais n'anticipons pas. J'étais toujours dans cet état de torpeur lucide dont je viens de parler, lorsque je m'aperçus que nous entrions dans un bois. Alors j'eus une autre sensation étrange. Il me sembla, de même que les distances se rapprochaient avec une incroyable vitesse, que le temps lui aussi, comme dans certains rêves, se précipitait avec une rapidité vertigineuse. En quelques minutes, je crus avoir parcouru des lieues et vécu des heures. Je me trouvai de l'autre côté de la forêt, à l'orée du bois, et j'aperçus à ma gauche, à quelques pas du chemin, une maison que je reconnaîtrais encore entre dix mille. Le pignon faisait face à la route - un pignon ornementé et peinturluré d'une façon toute particulière - et dans une fenêtre percée entre la porte d'entrée, qui était peinte en vert, et une autre ouverture, une femme se tenait debout, les manches retroussées, avec un chat gris dans ses bras, un gros matou qu'elle caressait en nous regardant passer. La vision était tellement vive, tellement accentuée dans tous ses détails, que, malgré l'impression vague qui me restait d'être le jouet d'une hallucination, je secouai ma torpeur, et baissai brusquement la peau de buffle qui me couvrait les yeux.

La lune s'était couchée, il faisait sombre, et nous étions en plein bois. Mon mouvement avait éveillé mon compagnon. Je lui racontai ce qui venait de m'arriver.
- Vous avez rêvé, me dit-il, c'est bien simple. Et il se rendormit. En effet, moi-même je croyais bien avoir rêvé ; mais je me disais : Quel drôle de rêve tout de même ! Je regardai à ma montre, il était quatre heures du matin. Ne me sentant plus aucun besoin de sommeiller, j'essayai de tuer le temps en égrenant mon chapelet ; mais la singulière vision me poursuivit. J'avais constamment cette maison, cette femme et ce chat devant les yeux. Enfin trois heures s'écoulèrent ; le jour s'était lentement faufilé à travers les arbres, et le soleil venait d'apparaître à l'horizon, lorsque, notre voiture ayant fait un brusque détour, nous débouchâmes tout à coup à la lisière du bois. Jugez de ma stupéfaction, messieurs ! La maison était là - la maison vue dans mon sommeil - absolument telle que je l'avais encore présente à la mémoire, avec son pignon curieusement ornementé, son badigeonnage de mauvais goût, sa porte verte et ses deux fenêtres de façade. Je poussai mon compagnon, et lui dit :
- Regardez ! Il se frotta les yeux, et une exclamation de terrifiante surprise lui échappa, lorsqu'il eut aperçu comme moi, dans la fenêtre centrale de l'étrange maison, une femme qui, les manches retroussées, nous regardait passer, en caressant un énorme chat gris qu'elle tenait dans ses bras.


Étude de texte     Aide - Étude de texte
I - Analyse 1 (vocabulaire/conjugaison) :     Page analyse 1 Texte et page analyse 1
II - Analyse 2 (grammaire) :     Page analyse 2 Texte et page analyse 2
III - Discussion (questions) :     Page discussion Texte et page discussion



Aide - Fichiers de son
Méthode pédagogique








91
 
- 91 -