Après quelques heures de
repos ainsi dérobées à la fatigue de la
route, j'eus la conscience d'une étrange
sensation. Il se passait en moi quelque chose d'extraordinaire.
Je ne dormais plus, mais je ne me sentais pas complètement
éveillé. J'éprouvais comme une espèce de
bien-être, très conscient, très lucide,
mais qui aurait été mêlé à je ne sais quelle confuse
impression du rêve. C'était de la somnolence
; je m'en rendais parfaitement compte.
Mais je me rendais aussi parfaitement compte, comme en pleine
veille, du milieu ambiant et des circonstances
qui m'entouraient. (...)
C'était la première fois
que je passais en cet endroit ; j'avais
la tête entièrement recouverte d'une épaisse peau de buffle
; j'avais même les yeux hermétiquement
clos ; or je voyais tout autour de moi, comme en plein jour,
et avec une précision de nuances et de contours
extraordinaire. Je pouvais compter les arbres, décrire les
maisons, lire les enseignes. Je pressentais
même ce que je ne pouvais pas encore apercevoir, les détours
du chemin, les ponts, les montées et les descentes. Plus
que cela - et ici le mystère se
corse - je pouvais nommer les villages, les rivières
; la moindre | crique
me semblait connue depuis dix ans. Notez que tous ces détails
furent amplement vérifiés quelques heures
plus tard par notre cocher qui, lui, était familier avec
les lieux que nous venions de parcourir. Mais n'anticipons
pas. J'étais toujours dans cet état de torpeur
lucide dont je viens de parler, lorsque je m'aperçus que
nous entrions dans un bois. Alors j'eus une autre sensation
étrange. Il me sembla, de même que les distances se rapprochaient
avec une incroyable vitesse, que le temps lui aussi, comme
dans certains rêves, se précipitait
avec une rapidité vertigineuse. En quelques
minutes, je crus avoir parcouru des lieues
et vécu des heures. Je me trouvai de l'autre côté de la
forêt, à l'orée du bois, et j'aperçus à
ma gauche, à quelques pas du chemin, une maison que je reconnaîtrais
encore entre dix mille. Le pignon faisait
face à la route - un pignon ornementé et
peinturluré d'une façon toute particulière
- et dans une fenêtre percée entre la porte d'entrée, qui
était peinte en vert, et une autre ouverture, une femme
se tenait debout, les manches retroussées,
avec un chat gris dans ses bras, un gros matou
qu'elle caressait en nous regardant passer. La vision était
tellement vive, tellement accentuée dans
tous ses détails, que, malgré l'impression vague qui me
restait d'être le jouet d'une hallucination,
je secouai ma torpeur, et baissai brusquement
la peau de buffle qui me couvrait les yeux.
La lune s'était couchée,
il faisait sombre, et nous étions en plein bois. Mon mouvement
avait éveillé mon compagnon. Je lui racontai ce qui venait
de m'arriver.
- Vous avez rêvé, me dit-il, c'est bien
simple. Et il se rendormit. En effet, moi-même
je croyais bien avoir rêvé ; mais je me disais : Quel drôle
de rêve tout de même ! Je regardai à ma montre, il était
quatre heures du matin. Ne me sentant plus aucun besoin
de sommeiller, j'essayai de tuer le temps
en égrenant mon chapelet ; mais la singulière
vision me poursuivit. J'avais constamment cette maison,
cette femme et ce chat devant les yeux. Enfin trois heures
s'écoulèrent ; le jour s'était lentement faufilé
à travers les arbres, et le soleil venait d'apparaître à
l'horizon, lorsque, notre voiture ayant
fait un brusque détour, nous débouchâmes
tout à coup à la lisière du bois. Jugez de ma stupéfaction,
messieurs ! La maison était là - la maison vue dans mon
sommeil - absolument telle que je l'avais encore présente
à la mémoire, avec son pignon curieusement ornementé, son
badigeonnage de mauvais goût, sa porte
verte et ses deux fenêtres de façade. Je
poussai mon compagnon, et lui dit :
- Regardez ! Il se frotta les yeux, et une exclamation de
terrifiante surprise lui échappa, lorsqu'il
eut aperçu comme moi, dans la fenêtre centrale
de l'étrange maison, une femme qui, les manches retroussées,
nous regardait passer, en caressant un énorme chat gris
qu'elle tenait dans ses bras. |