On trouvait dans sa société
que Lucien avait une tournure élégante,
de la simplicité et quelque chose de fort distingué dans
les manières ; mais là se bornaient les
louanges : il ne passait point
pour homme d'esprit. La passion pour le
travail, l'éducation presque militaire et le franc-parler
de l'École polytechnique lui avaient valu une absence totale
d'affectation. Il songeait dans chaque
moment à faire ce qui lui plaisait le plus au moment même,
et ne pensait point assez aux autres. Il regrettait l'épée
de l'école, parce que madame Grandet, une femme fort jolie
et qui avait des succès à la nouvelle
cour, lui avait dit qu'il la portait bien. Du reste,
il était assez grand et montait parfaitement bien à cheval.
De jolis cheveux, d'un blond foncé, prévenaient en faveur
d'une figure assez irrégulière, mais dont
les traits trop grands respiraient la franchise
et la vivacité. Mais, il faut l'avouer,
rien de tranchant dans les manières, point
du tout l'air colonel du Gymnase, encore
moins les tons d'importance et de hauteur calculées
d'un jeune attaché d'ambassade. Rien absolument
dans ses façons ne disait : « Mon père
a dix millions. » Ainsi notre héros n'avait point la physionomie
à la mode, qui, à Paris, fait les trois quarts de la beauté.
Enfin, chose impardonnable dans ce siècle
empesé, Lucien avait l'air insouciant,
étourdi.
- Comme tu gaspilles
une admirable position ! lui disait un
jour Ernest Dévelroy, son cousin, jeune savant
qui brillait déjà dans la Revue de *** et avait eu trois
voix pour l'Académie des sciences morales. (...) Si tu avais
un peu de sérieux, si tu ne riais pas de la moindre
sottise, tu pourrais être dans le salon de ton père, et
même ailleurs, un des meilleurs élèves de l'École polytechnique,
éliminés pour opinion. Vois ton camarade
d'école, M. Coffe, chassé comme toi, pauvre comme
Job, admis, par grâce d'abord, dans le salon de
ta mère ; et cependant de quelle considération
ne jouit-il pas parmi ces millionnaires et ces pairs
de France ? Son secret est bien simple, tout le
monde peut le lui prendre : il a la mine
grave et ne dit mot. Donne-toi donc quelquefois l'air un
peu sombre. Tous les hommes de ton âge
cherchent l'importance ; tu y étais arrivé en vingt-quatre
heures, sans qu'il y eût de ta faute, pauvre garçon ! et
tu la répudies de gaieté de cœur.
À te voir, on dirait un enfant, et, pis
est, un enfant content. On commence à te prendre
au mot, je t'en avertis, et, malgré les millions
de ton père, tu ne comptes dans rien ;
tu n'as pas de consistance, tu n'es qu'un
écolier gentil. À vingt ans, cela est presque ridicule,
et, pour t'achever, tu passes des heures entières à ta toilette,
et on le sait.
- Pour te plaire, disait
Lucien, il faudrait jouer un rôle, n'est-ce pas ? et celui
d'un homme triste ! et qu'est-ce que la société me donnera
en échange de mon ennui ? et cette contrariété
serait de tous les instants. Ne faudrait-il pas écouter,
sans sourciller, les longues homélies de
M. le marquis D*** sur l'économie politique, et les lamentations
de M. l'abbé R*** sur les dangers infinis du partage entre
frères que prescrit le Code civil
? D'abord, peut-être, ces messieurs ne savent ce qu'ils
disent ; et, en second lieu, ce qui est bien plus probable,
ils se moqueraient fort des nigauds qui
les croiraient.
- Eh bien, réfute-les, établis
une discussion, la galerie est pour toi. Qui te dit d'approuver
? Sois sérieux ; prends un rôle grave.
- Je craindrais qu'en moins de huit jours le rôle grave
ne devint une réalité. Qu'ai-je à faire
des suffrages du monde ? Je ne lui demande rien. Je ne donnerais
pas trois louis pour être de ton Académie
; ne venons-nous pas de voir comment M. B*** a été
élu ?
- Mais le monde te demandera compte, tôt
ou tard, de la place qu'il t'accorde sur parole, à cause
des millions de ton père. |