En 1829, par une jolie matinée
de printemps, un homme âgé d'environ cinquante ans suivait
à cheval un chemin montagneux qui mène
à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse.
Ce bourg est le chef-lieu d'un canton
| populeux | circonscrit
par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux
souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges, arrose
cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles,
que dominent de toutes parts les pics de la Savoie
et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages
compris entre la chaîne des deux Mauriennes
aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait
l'étranger présente des mouvements de terrain et des accidents
de lumière qu'on chercherait vainement ailleurs. Tantôt
la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de
verdure que les constantes irrigations
dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce
à l'œil pendant toutes les saisons. Tantôt un moulin
à scie montre ses humbles constructions
pittoresquement placées, sa provision de
longs sapins sans écorce, et son cours d'eau pris au torrent
et conduit par de grands tuyaux de bois carrément
creusés, d'où s'échappe par les fentes
une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées
de jardins pleins d'arbres fruitiers couverts de fleurs
réveillent les idées qu'inspire une misère laborieuse.
Plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles
plates et rondes semblables à des écailles
de poisson, annoncent l'aisance due à de
longs travaux. Enfin, au-dessus de chaque porte se
voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages.
Partout les haies, les enclos sont égayés
par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes
dont le feuillage se donne aux bestiaux (...). Enfin c'était
un beau pays, c'était la France !
Homme de haute taille, le
voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement
brossé que devait l'être chaque matin son cheval au poil
lisse, sur lequel il se tenait : droit et vissé
comme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate
noire et ses gants de daim, si les pistolets
qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau
bien attaché sur la croupe de son cheval, n'eussent
indiqué le militaire, sa figure brune marquée de
petite vérole, mais régulière et empreinte
d'une insouciance apparente, ses manières décidées, la sécurité
de son regard, le port de sa tête, tout
aurait trahi ces habitudes régimentaires
qu'il est impossible au soldat de jamais dépouiller,
même après être rentré dans la vie domestique. Tout autre
se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre,
si riante au lieu où elle se fond dans les grands bassins
de la France ; mais l'officier, qui sans
doute avait parcouru les pays où les armées françaises
furent emportées par les guerres impériales, jouissait
de ce paysage sans paraître surpris de ces accidents multipliés.
L'étonnement est une sensation que Napoléon
semble avoir détruite dans l'âme de ses soldats. Aussi le
calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateur
peut reconnaître les hommes jadis enrégimentés
sous les aigles éphémères mais impérissables
du grand empereur. Cet homme était en effet un des militaires,
maintenant assez rares, que le boulet a respectés, quoiqu'ils
aient labouré tous les champs de bataille où
commanda Napoléon. Sa vie n'avait rien d'extraordinaire.
Il s'était bien battu en simple et loyal soldat, faisant
son devoir pendant la nuit aussi bien que
pendant le jour, loin comme près du maître, ne donnant pas
un coup de sabre inutile, et incapable
d'en donner un de trop. S'il portait à
sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la
Légion d'honneur, c'est qu'après la bataille de la Moskowa
la voix unanime de son régiment l'avait désigné comme le
plus digne de la recevoir dans cette grande
journée. |