Vers la fin du mois d'octobre
1829, un jeune homme entra dans le Palais-Royal
au moment où les maisons de jeu s'ouvraient,
conformément à la loi qui protège une passion
essentiellement imposable. Sans trop hésiter,
il monta l'escalier du tripot désigné sous
le nom de numéro 36.
- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît ! lui cria d'une
voix sèche et grondeuse un petit vieillard
blême, accroupi dans l'ombre, protégé par
une barricade, et qui se leva soudain en
montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence
par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce
une parabole évangélique et providentielle
? N'est-ce pas plutôt une manière de conclure un
contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais
quel gage ? Serait-ce pour vous obliger
à garder un maintien respectueux devant
ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police, tapie
dans tous les égouts sociaux, qui tient
à savoir le nom de votre chapelier ou le
vôtre, si vous l'avez inscrit sur la coiffe
? Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et
dresser une statistique instructive sur
la capacité cérébrale des joueurs ? Sur
ce point, l'administration garde un silence
complet. Mais, sachez-le bien, à peine
avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau
ne vous appartient pas plus que vous ne
vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre
fortune, votre coiffe, votre canne et votre
manteau. À votre sortie, le Jeu vous démontrera,
par une atroce épigramme en action, qu'il
vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage.
Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez
à vos dépens qu'il faut se faire un costume
de joueur.
L'étonnement manifesté par
le jeune homme en recevant une fiche numérotée
en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient
légèrement pelés, indiquait assez une âme
encore innocente ; aussi le petit vieillard, qui
sans doute avait croupi dès son jeune âge
dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui
jeta-t-il un coup d'œil terne et sans chaleur, dans
lequel un philosophe aurait vu les misères
de l'hôpital, les vagabondages des gens
ruinés, les procès-verbaux d'une foule
d'asphyxiés, les travaux forcés
à perpétuité, (...). Cet homme, dont la
longue face blanche n'était plus nourrie que par les soupes
gélatineuses de Darcet, présentait la pâle image de la passion
réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides,
il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses
maigres appointements le jour même où il
les recevait. Semblable aux rosses sur qui les coups de
fouet n'ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir
; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient
ruinés, leurs muettes imprécations, leurs
regards hébétés le trouvaient toujours insensible.
C'était le jeu incarné. Si je jeune homme avait contemplé
ce triste cerbère, peut-être se serait-il
dit :
- Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans ce cœur-là
!
L'inconnu n'écouta pas ce conseil vivant, placé là sans
doute par la Providence, comme elle a mis
le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux. Il entra
résolument dans la salle, où le son de
l'or exerçait une éblouissante fascination sur les sens
en pleine convoitise. Ce jeune homme était
probablement poussé là par la plus logique
de toutes les éloquentes phrases de Jean-Jacques
Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée
: Oui, je conçois qu'un homme aille au jeu, mais c'est lorsque,
entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu. |