LA TERRE
(Les Rougon-Macquart)
   Émile Zola

Ce roman est une peinture du monde paysan. On assiste ici à une scène entre Jean, un des personnages principaux, amoureux de sa terre, et une petite paysanne en difficulté.

Notez comme à la campagne, bien des choses peuvent intervenir et il faut réagir vite.

Lorsque Jean fut au bout du champ, il s'arrêta encore, jeta un coup d'œil en bas, le long du ruisseau de l'Aigre, vif et clair à travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnée ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché. Puis il remonta. Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au Nord, il revenait au Midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain ; pendant que, derrière, la herse, sous les claquements du fouet, enterrait les germes, du même train doux et comme réfléchi. De longues pluies venaient de retarder les semailles d'automne ; on avait encore fumé en août, et les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l'avoine de l'assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines, menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les cultivateurs. Le temps s'était mis brusquement au froid, un temps couleur de suie, sans un souffle de vent, d'une lumière égale et morne sur cet écran de terre immobile. De toutes parts, on semait : il y avait un autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la droite ; et d'autres, d'autres encore s'enfonçaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats. C'étaient de petites silhouettes noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient à des lieues. Mais tous avaient le geste, l'envolée de la semence, que l'on devinait comme une onde de vie autour d'eux. La plaine en prenait un frisson, jusque dans les lointains noyers, où les semeurs épars ne se voyaient plus.

Jean descendait pour la dernière fois, lorsqu'il aperçut, venant de Flognes, une grande vache rousse et blanche, qu'une jeune fille, presque une enfant, conduisait à la corde. La petite paysanne et la bête suivaient le sentier qui longeait le vallon, au bord du plateau ; et, le dos tourné, il avait achevé l'emblave en remontant, lorsqu'un bruit de course, au milieu de cris étranglés, lui fit de nouveau lever la tête, comme il dénouait son semoir pour partir. C'était la vache emportée, galopant dans une luzernière, suivie de la fille qui s'épuisait à la retenir. Il craignit un malheur, il cria :
- Lâche-la donc !
Elle n'en faisait rien, elle haletait, injuriait sa vache, d'une voix de colère et d'épouvante.
- La Coliche ! veux-tu bien. La Coliche ! Ah ! sale bête ! Ah ! sacrée rosse !
Jusque-là, courant et sautant de toute la longueur de ses petites jambes, elle avait pu la suivre. Mais elle buta, tomba une première fois, se releva pour retomber plus loin ; et, dès lors, la bête s'affolant, elle fut traînée. Maintenant, elle hurlait. Son corps, dans la luzerne, laissait un sillage.
- Lâche-la donc, nom de Dieu ! continuait à crier Jean. Lâche-la donc !
Et il criait cela machinalement, par terreur ; car il courait lui aussi, en comprenant enfin : la corde devait s'être nouée autour du poignet, serrée davantage à chaque nouvel effort. Heureusement, il coupa au travers d'un labour, arriva d'un tel galop devant la vache, que celle-ci, effrayée, stupide, s'arrêta net.

Déjà, il dénouait la corde, il asseyait la fille dans l'herbe.
- Tu n'as rien de cassé ?
Mais elle ne s'était pas même évanouie. Elle se mit debout, se tâta, releva ses jupes jusqu'aux cuisses, tranquillement, pour voir ses genoux qui la brûlaient, si essoufflée encore, qu'elle ne pouvait parler.
- Vous voyez, c'est là, ça me pince... Tout de même, je remue, il n'y a rien... Oh ! j'ai eu peur ! Sur le chemin, j'étais en bouillie !
Et, examinant son poignet forcé, cerclé de rouge, elle le mouilla de salive, y colla ses lèvres, en ajoutant avec un grand soupir, soulagée, remise :
- Elle n'est pas méchante, la Coliche. Seulement, depuis ce matin, elle nous fait rager, parce qu'elle est en chaleurs... Je la mène au taureau, à la Borderie.


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