Un soir, comme je revenais
tout seul et assez fatigué, traînant péniblement
mon gros bateau, un océan de douze pieds,
dont je me servais toujours la nuit, je m'arrêtai quelques
secondes pour reprendre haleine auprès
de la pointe des roseaux, là-bas, deux cents mètres environ
avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps
magnifique ; la lune resplendissait, le
fleuve brillait, l'air était calme et doux. Cette tranquillité
me tenta ; je me dis qu'il ferait bien bon fumer une pipe
en cet endroit. L'action suivit la pensée ; je saisis mon
ancre et la jetai dans la rivière. (...) Soudain, à ma droite,
contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis
: elle se tut ; je n'entendis plus rien,
et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant,
quoique je fusse un culotteur de
pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée,
le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner
; le son de ma voix m'était pénible ; alors, je m'étendis
au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque
temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements
de la barque m'inquiétèrent. Il me sembla
qu'elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour
à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu'un être
ou qu'une force invisible l'attirait doucement au fond de
l'eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber.
J'étais ballotté comme au milieu d'une
tempête ; j'entendis des bruits autour de moi ; je me dressai
d'un bond : l'eau brillait. Tout était calme.
Je compris que j'avais
les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m'en
aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit en mouvement,
puis je sentis une résistance, je tirai
plus fort, l'ancre ne vint pas : elle avait accroché quelque
chose au fond de l'eau et je ne pouvais la soulever ; je
recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons,
je fis tourner mon bateau et je le portai en amont pour
changer la position de l'ancre. Ce fut en vain, elle tenait
toujours ; je fus pris de colère et je secouai la chaîne
rageusement. Rien ne remua. Je m'assis
découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je ne
pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de
l'embarcation, car elle était énorme et rivée
à l'avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras
; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que
je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer
quelque pêcheur qui viendrait à mon secours.
Ma mésaventure m'avait calmé ; je m'assis et je
pus enfin fumer ma pipe.
Je possédais une bouteille
de rhum, j'en bus deux ou trois verres, et ma situation
me fit rire. Il faisait très chaud, de sorte
qu'à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit
à la belle étoile. Soudain, un petit coup
sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut,
et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit
venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par le
courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de
nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma
chaîne et je me raidis dans un effort désespéré. L'ancre
tint bon. Je me rassis épuisé. Cependant,
la rivière s'était peu à peu couverte d'un brouillard blanc
très épais qui rampait sur l'eau fort bas,
de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le
fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j'apercevais seulement
les pointes des roseaux, puis plus loin, la plaine toute
pâle de la lumière de la lune avec de grandes taches noires
qui montaient dans le ciel, formées par
des groupes de peupliers d'Italie. J'étais
comme enseveli jusqu'à la ceinture dans une nappe de coton
d'une blancheur singulière, et il me venait
des imaginations fantastiques. Je me figurais
qu'on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais
plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard
opaque, devait être pleine d'êtres étranges qui nageaient
autour de moi. |