LE LOUP
(Contes)
   Guy de Maupassant

Un immense loup, monstrueux, cruel, terrorise le voisinage. Deux frères amoureux de la chasse ont décidé de l'exterminer. Dans la course effrénée qui s'ensuit, à cheval. les choses sont difficiles, le plus jeune des frères raconte.

Notez à quel point le chasseur semble être obsédé par l'animal.

Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du front une branche énorme qui lui fendit le crâne et il tomba raide mort sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans l'ombre enveloppant les bois. Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son frère pour se venger d'eux. Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon ; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et d'étrange. Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et le coucha sur la selle pour le reporter au château ; puis il se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.

Et brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le chasseur ; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui et soudain, passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage désordonnée. Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup. Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant des bois qu'il ne connaissait pas, l'œil fixé sur la tache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. (...) Et soudain l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce vallon était pierreux, fermé par des rochers énormes, sans issue possible ; et le loup acculé se retourna. François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la main. La bête hérissée, le dos rond, l'attendait ; ses yeux luisaient comme deux étoiles.

Mais avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant son frère, l'assit sur une roche et, soutenant avec des pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans les oreilles comme s'il eût parlé à un sourd : « Regarde, Jean, regarde ça ! » Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, cherchant à lui fouiller le ventre, mais il l'avait saisie par le cou, sans même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable étreinte, criant, dans un délire de joie : « Regarde, Jean, regarde ! » Toute résistance cessa ; le corps du loup devint flasque. Il était mort. Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et vint le jeter aux pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie : « Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voilà ! » Puis il replaça sur la selle les deux cadavres l'un sur l'autre, et il se remit en route. Il rentra au château, riant et pleurant (...). Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les larmes aux yeux : « si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr ! »


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