Peu à peu
les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un
rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut
derrière les lourds géants des Alpes bernoises.
Ulrich Kunsi se mit en route. Il allait comme un chasseur,
courbé, épiant des traces, disant au chien
: cherche, mon gros, cherche. Il redescendait la montagne
à présent, fouillant de l'œil des gouffres,
et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite
dans l'immensité muette. Alors, il collait
à terre l'oreille, pour écouter ; il croyait distinguer
une voix, se mettait à courir, appelait de nouveau, n'entendait
plus rien et s'asseyait, épuisé, désespéré. Vers midi, il
déjeuna et fit manger Sam aussi las
que lui-même. Puis il recommença ses recherches.
Quand le soir vint, il marchait encore,
ayant parcouru cinquante kilomètres de montagne.
Comme il se trouvait trop
loin de sa maison pour y rentrer, et trop fatigué pour se
traîner plus longtemps, il creusa un trou dans la neige
et s'y blottit avec son chien, sous une couverture qu'il
avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre l'autre,
l'homme et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre
et gelés jusqu'aux moelles cependant. Ulrich
ne dormit guère, l'esprit hanté de visions,
les membres secoués de frissons. Le jour allait
paraître quand il se releva. Ses jambes étaient
raides comme des barres de fer, son âme faible à le faire
crier d'angoisse, son cœur palpitant
à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait entendre
un bruit quelconque. Il pensa soudain qu'il
allait aussi mourir de froid dans cette solitude, et l'épouvante
de cette mort, fouettant son énergie, réveilla
sa vigueur. Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant,
se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur trois
pattes. Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre
heures de l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme
fit du feu, mangea et s'endormit, tellement abruti
qu'il ne pensait plus à rien.
Il dormit longtemps, très
longtemps, d'un sommeil invincible. Mais
soudain une voix, un cri, un nom : « Ulrich ! » secoua son
engourdissement profond et le fit se dresser.
Avait-il rêvé ? Etait-ce un de ces appels bizarres qui traversent
les rêves des âmes inquiètes ? inquiètes
? Non, il l'entendit encore, ce cri vibrant, entré dans
son oreille et resté dans sa chair jusqu'au bout de ses
doigts nerveux. Certes. on avait crié ; on avait appelé
: « Ulrich ! » Quelqu'un était là, près de la maison. Il
n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla :
« C'est toi, Gaspard ? » de toute la puissance de sa gorge.
Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure,
aucun gémissement, rien. Il faisait nuit.
La neige était blême. Le vent s'était levé,
le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse rien de
vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il
passait par souffles brusques plus desséchants
et plus mortels que le vent de feu du désert. Ulrich, de
nouveau, cria : « Gaspard ! Gaspard ! Gaspard ! » Puis il
attendit. Tout demeura muet sur la montagne. Alors, une
épouvante le secoua jusqu'aux os.
D'un bond il rentra dans
l'auberge, ferma la porte et poussa les verrous
; puis il tomba grelottant sur une chaise, certain qu'il
venait d'être appelé par son camarade au moment où il rendait
l'esprit. De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre
ou de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait agonisé
pendant deux jours et trois nuits quelque part dans un trou,
dans un de ces profonds ravins | immaculés
dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des
souterrains. Il avait agonisé pendant deux
jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à l'heure
en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine libre, s'était
envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle l'avait
appelé de par la vertu mystérieuse et terrible
qu'ont les âmes des morts de hanter les
vivants. Elle avait crié, cette âme... |