L'AUBERGE
(Contes)
   Guy de Maupassant

Deux hommes doivent passer l'hiver dans une auberge, en pleine montagne. Ils sont les gardiens. Gaspard, le plus vieux n'est pas rentré d'une promenade. Ulrich Kunsi, l'autre gardien, décide de partir à sa recherche avec Sam le chien.

Quelques signes nous font croîre que Ulrich perd un peu la tête, notez bien.

Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds géants des Alpes bernoises. Ulrich Kunsi se mit en route. Il allait comme un chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien : cherche, mon gros, cherche. Il redescendait la montagne à présent, fouillant de l'œil des gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite dans l'immensité muette. Alors, il collait à terre l'oreille, pour écouter ; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait, épuisé, désespéré. Vers midi, il déjeuna et fit manger Sam aussi las que lui-même. Puis il recommença ses recherches. Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante kilomètres de montagne.

Comme il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une couverture qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre l'autre, l'homme et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre et gelés jusqu'aux moelles cependant. Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté de visions, les membres secoués de frissons. Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d'angoisse, son cœur palpitant à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait entendre un bruit quelconque. Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette solitude, et l'épouvante de cette mort, fouettant son énergie, réveilla sa vigueur. Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur trois pattes. Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.

Il dormit longtemps, très longtemps, d'un sommeil invincible. Mais soudain une voix, un cri, un nom : « Ulrich ! » secoua son engourdissement profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé ? Etait-ce un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes ? inquiètes ? Non, il l'entendit encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes. on avait crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelqu'un était là, près de la maison. Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla : « C'est toi, Gaspard ? » de toute la puissance de sa gorge. Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige était blême. Le vent s'était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! Gaspard ! Gaspard ! » Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne. Alors, une épouvante le secoua jusqu'aux os.

D'un bond il rentra dans l'auberge, ferma la porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant sur une chaise, certain qu'il venait d'être appelé par son camarade au moment où il rendait l'esprit. De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits quelque part dans un trou, dans un de ces profonds ravins | immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à l'heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine libre, s'était envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle l'avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu'ont les âmes des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme...


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