« Si on pouvait me donner
un animal un peu difficile, je serais enchanté.
Tu verras comme je monte, et, si tu veux, nous reviendrons
par les Champs-Elysées au moment du retour
du bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas
fâché de rencontrer quelqu'un du Ministère.
Il n'en faut pas plus pour se faire respecter de ses chefs.
» Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même
temps devant la porte. Il descendit aussitôt pour examiner
sa monture. Il avait fait coudre des sous-pieds
à son pantalon, et manœuvrait une
cravache achetée la veille. Il leva et
palpa, l'une après l'autre, les quatre
jambes de la bête, tâta le cou, les côtes, les jarrets,
éprouva du doigt les reins, ouvrit la bouche, examina les
dents, déclara son âge et, comme toute la famille descendait,
il fit une sorte de petit cours théorique
et pratique sur le cheval en général et
en particulier sur celui-là, qu'il reconnaissait excellent.
Quand tout le monde fut
bien placé dans la voiture, il vérifia les sangles
de la selle ; puis, s'enlevant sur un étrier,
il retomba sur l'animal, qui se mit à danser sous la charge
et faillit désarçonner son cavalier. Hector,
ému, tâchait de le calmer : « Allons, tout beau, mon ami,
tout beau. » Puis quand le porteur eut repris sa tranquillité
et le porté son aplomb, celui-ci demanda
: « Est-on prêt ? » Toutes les voix répondirent « Oui.
» Alors, il commanda : « En route ! » Et la cavalcade
s'éloigna. (...) On déjeuna sur l'herbe, dans le bois du
Vésinet, avec les provisions déposées dans
les coffres. Bien que le cocher prît soin des chevaux, Hector
à tout moment se levait pour aller voir si le sien ne manquait
de rien, et il le caressait sur le cou, lui faisant manger
du pain, des gâteaux, du sucre. Il déclara : « C'est un
rude trotteur. Il m'a même un peu secoué
dans les premiers moments ; mais tu as vu que je m'y suis
vite remis : il a reconnu son maître, il
ne bougera plus maintenant. »
Comme il avait été décidé,
on revint par les Champs-Elysées. La vaste avenue fourmillait
de voitures. Et sur les côtés, les promeneurs étaient si
nombreux qu'on eût dit deux longs rubans noirs se déroulant,
depuis l'Arc de Triomphe jusqu'à la place
de la Concorde. Une averse de soleil tombait sur
tout ce monde, faisait étinceler le vernis des calèches,
l'acier des harnais, les poignées des portières.
Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter
cette foule de gens, d'équipages et de bêtes. Et l'Obélisque,
là-bas, se dressait dans une buée d'or.
Le cheval d'Hector, dès
qu'il eut dépassé l'Arc de Triomphe, fut saisi soudain d'une
ardeur nouvelle, et il filait à travers
les rues, au grand trot, vers l'écurie, malgré toutes les
tentatives d'apaisement de son cavalier.
La voiture était loin maintenant, loin derrière, et voilà
qu'en face du Palais de l'Industrie, l'animal, se voyant
du champ, tourna à droite et prit le galop. Une vieille
femme en tablier traversait la chaussée d'un pas tranquille
; elle se trouvait juste sur le chemin d'Hector, qui arrivait
à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête,
il se mit à crier de toute sa force : « Holà ! hé !
holà ! là-bas ! » Elle était sourde, peut-être, car elle
continua paisiblement sa route jusqu'au moment où, heurtée
par le poitrail du cheval lancé comme une
locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupes
en l'air, après trois culbutes sur la tête.
Des voix criaient : « Arrêtez-le ! » Hector,
éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant : « Au secours
! » Une secousse terrible le fit passer comme une balle
par-dessus les oreilles de son coursier
et tomber dans les bras d'un sergent de ville qui
venait de se jeter à sa rencontre. |