Le commandant, qui fumait
un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation
du dîner.
- Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six
heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer.
Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir,
par un charbonnier anglais qui
nous aperçut.
Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect
grave, un de ces hommes qu'on sent avoir traversé
de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants,
et dont l'œil tranquille semble garder, dans sa profondeur,
quelque chose des paysages étranges qu'il
a vus, un de ces hommes qu'on devine trempés dans
le courage, parla pour la première fois :
- Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n'en
crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation
que vous avez éprouvée. Un homme énergique
n'a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému,
agité, anxieux ; mais la peur, c'est autre chose.
Le commandant reprit en riant :
- Fichtre ! Je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.
Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente
:
- Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes
les plus hardis peuvent avoir peur), c'est
quelque chose d'effroyable, une sensation
atroce, comme une décomposition de l'âme,
un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le
souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais cela n'a
lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant
la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues
du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales,
sous certaines influences mystérieuses
en face de risques vagues. La vraie peur,
c'est quelque chose comme une réminiscence
des terreurs fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit
aux revenants et qui s'imagine apercevoir un spectre dans
la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable
horreur.
Moi, j'ai deviné la peur
en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai ressentie,
l'hiver dernier, par une nuit de décembre. (...) Je l'ai
pressentie en Afrique.
(...) Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de
quatre chameaux avec leurs chameliers.
Nous ne parlions plus, accablés de chaleur,
de fatigue, et desséchés de soif comme ce désert
ardent. Soudain un de nos hommes poussa une sorte
de cri ; tous s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes
immobiles, surpris par un inexplicable phénomène,
connu des voyageurs en ces contrées perdues.
Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée,
un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il
battait distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli,
arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique. Les
Arabes, épouvantés, se regardaient ; et
l'un dit, en sa langue : La mort est sur nous ! Et voilà
que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère,
tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation.
Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de
le sauver, toujours ce tambour insaisissable
m'emplissait l'oreille de son bruit monotone, intermittent
et incompréhensible ; et je sentais se
glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur,
en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le
soleil entre quatre monts de sable, tandis que l'écho
inconnu nous jetait, à deux cents lieues de tout village
français, le battement rapide du tambour. Ce jour-là, je
compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su mieux
encore une autre fois...
Le commandant interrompit le conteur :
- Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?
Le voyageur répondit :
- Je n'en sais rien. Personne ne sait. |