Ça vous la coupe,
dit Poil de Carotte, dès qu'Agathe et lui se trouvent seuls
dans la cuisine. Ne vous découragez pas, vous en verrez
d'autres. Mais où allez-vous avec ces bouteilles ?
- À la cave, monsieur Poil de Carotte.
POIL DE CAROTTE : Pardon, c'est moi qui vais
à la cave. Du jour où j'ai pu descendre l'escalier, si mauvais
que les femmes glissent et risquent de s'y casser le cou,
je suis devenu l'homme de confiance. (...)
Le matin j'ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe.
Le soir je lui siffle de venir se coucher.
Quand il s'attarde par les rues, je l'attends. En
outre, maman m'a promis que je fermerais toujours
la porte des poules. J'arrache des herbes qu'il faut connaître,
dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leur
trou, et que je distribue aux bêtes. Comme exercice, j'aide
mon père à scier du bois. J'achève le gibier
qu'il rapporte vivant et vous le plumez
avec sœur Ernestine. Je fends le ventre des poissons, je
les vide et fais peter leurs vessies sous
mon talon. Par exemple, c'est vous qui les écaillez
et qui tirez les seaux du puits. J'aide à dévider
les écheveaux de fil. Je mouds le café.
Quand M. Lepic quitte ses souliers sales, c'est moi qui
les porte dans le corridor, mais sœur
Ernestine ne cède à personne le droit de rapporter les pantoufles
qu'elle a brodées elle-même. Je me charge
des commissions importantes, des longues
trottes, d'aller chez le pharmacien
ou le médecin.
De votre côté, vous courez
le village aux menues provisions. Mais
vous devrez, deux ou trois heures par jour et par tous les
temps, laver à la rivière. Ce sera le plus dur de votre
travail, ma pauvre fille ; je n'y peux rien. Cependant je
tâcherai quelquefois, si je suis libre, de vous
donner un coup de main, quand vous étendrez le linge sur
la baie. J'y pense : un conseil. N'étendez
jamais votre linge sur les arbres fruitiers.
M. Lepic, sans vous adresser d'observation, d'une chiquenaude
le jetterait par terre, et madame Lepic, pour une tache,
vous renverrait le laver. Je vous recommande les chaussures.
Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et
très peu de cirage sur les bottines. Ça les brûle. Ne vous
acharnez pas après les culottes crottées.
M. Lepic affirme que la boue les conserve.
Il marche au milieu de la terre labourée sans relever le
bas de son pantalon. Je préfère relever le mien, quand M.
Lepic m'emmène et que je porte le carnier.
Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseur
sérieux. Et madame Lepic me dit : Gare à tes oreilles
si tu te salis. C'est une affaire de goût.
En somme vous ne serez pas
trop à plaindre. Pendant mes vacances nous nous partagerons
la besogne et vous en aurez moins, ma sœur,
mon frère et moi rentrés à la pension. Ça revient au même.
D'ailleurs personne ne vous semblera bien méchant. Interrogez
nos amis : ils vous jureront tous que ma sœur Ernestine
a une douceur angélique, mon frère Félix,
un cœur d'or, M. Lepic l'esprit droit, le jugement sûr,
et Madame Lepic un rare talent de cordon bleu.
C'est peut-être à moi que vous trouverez le plus difficile
caractère de la famille. Au fond j'en vaux un autre. Il
suffit de savoir me prendre. Du reste,
je me raisonne, je me corrige ; sans fausse modestie,
je m'améliore et si vous y mettez un peu du vôtre, nous
vivrons en bonne intelligence. Non, ne m'appelez plus monsieur,
appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde. C'est
moins long que M. Lepic fils. Seulement je vous prie de
ne pas me tutoyer, à la façon de votre
grand-mère Honorine que je détestais, parce qu'elle me froissait
toujours. |