Elles sont rares pour Poil de
Carotte, les occasions de se rendre utile
à sa famille. Tapi dans un coin, il les
attend au passage. Il peut écouter, sans opinion
préconçue, et, le moment venu, sortir de l'ombre,
et, comme une personne réfléchie, qui seule
garde toute sa tête au milieu de gens que les passions troublent,
prendre en mains la direction des affaires.
Or il devine que madame Lepic a besoin d'un aide intelligent
et sûr. Certes, elle ne l'avouera pas,
trop fière. L'accord se fera tacitement,
et Poil de Carotte devra agir sans être encouragé, sans
espérer une récompense. Il s'y décide.
Du matin au soir, une marmite
pend à la crémaillère de la cheminée. L'hiver,
où il faut beaucoup d'eau chaude, on la remplit et on la
vide souvent, et elle bouillonne sur un grand feu. L'été,
on n'use de son eau qu'après chaque repas, pour laver la
vaisselle, et le reste du temps, elle bout
sans utilité, avec un petit sifflement continu, tandis que
sous son ventre fendillé, deux bûches fument,
presque éteintes. Parfois Honorine n'entend plus siffler.
Elle se penche et prête l'oreille.
- Tout s'est évaporé, dit-elle.
Elle verse un seau d'eau dans la marmite, rapproche les
deux bûches et remue la cendre. Bientôt le doux chantonnement
recommence et Honorine tranquillisée va s'occuper ailleurs.
On lui dirait :
- Honorine, pourquoi faites-vous chauffer de l'eau qui ne
vous sert plus ? Enlevez donc votre marmite ; éteignez le
feu. Vous brûlez du bois comme s'il ne coûtait
rien. Tant de pauvres gèlent, dès qu'arrive le froid. Vous
êtes pourtant une femme économe.
Elle secouerait la tête. Elle a toujours vu une marmite
pendre au bout de la crémaillère. Elle a toujours entendu
de l'eau bouillir et, la marmite vidée, qu'il pleuve,
qu'il vente ou que le soleil tape, elle l'a toujours remplie.
Et maintenant, il n'est même plus nécessaire qu'elle touche
la marmite, ni qu'elle la voie ; elle la connaît
par cœur. Il lui suffit de l'écouter, et si la
marmite se tait, elle y jette un seau d'eau, comme elle
enfilerait une perle, tellement habituée que jusqu'ici elle
n'a jamais manqué son coup.
Elle le manque aujourd'hui
pour la première fois. Toute l'eau tombe dans le feu et
un nuage de cendre, comme une bête dérangée
qui se fâche, saute sur Honorine, l'enveloppe, l'étouffe
et la brûle. Elle pousse un cri, éternue
et crache en reculant.
- Châcre ! dit-elle, j'ai cru que le diable sortait de dessous
terre.
Les yeux collés et cuisants, elle tâtonne
avec ses mains noircies dans la nuit de la cheminée.
- Ah ! je m'explique, dit-elle, stupéfaite.
La marmite n'y est plus.
- Ma foi non, dit-elle, je ne m'explique pas. La marmite
y était encore tout à l'heure. Sûrement, puisqu'elle sifflait
comme un flûteau. On a dû l'enlever quand
Honorine tournait le dos pour secouer par la fenêtre un
plein tablier d'épluchures. Mais qui donc
? Madame Lepic paraît sévère et calme sur le paillasson
de la chambre à coucher.
- Quel bruit, Honorine !
- Du bruit, du bruit ! s'écrie Honorine. Le beau malheur
que je fasse du bruit ! un peu plus je me rôtissais.
Regardez mes sabots, mon jupon mes mains. (...)
HONORINE : Mon petit Poil de Carotte, sais-tu où est ma
marmite ?
MADAME LEPIC : Comment le saurait-il, lui,
un enfant irresponsable ? Laissez donc votre marmite. Rappelez-vous
plutôt votre mot d'hier : « Le jour où je m'apercevrai que
je ne peux même plus faire chauffer de l'eau, je m'en irai
toute seule, sans qu'on me pousse. » Certes,
je trouvais vos yeux malades, mais je ne croyais pas votre
état désespéré. Je n'ajoute rien, Honorine ; mettez-vous
à ma place. Vous êtes au courant, comme
moi, de la situation ; jugez et concluez. Oh ! ne vous gênez
point, pleurez. Il y a de quoi. |