Cependant le champi,
qui allait toujours rêvassant et cherchant des raisons à
tout, depuis qu'il savait lire et qu'il avait fait sa première
communion, rumina dans sa tête ce que la Catherine
avait dit à Mme Blanchet à propos de lui ; mais il eut beau
y songer, il ne put jamais comprendre pourquoi, de ce qu'il
devenait grand, il ne devait plus embrasser Madeleine. C'était
le garçon le plus innocent de la terre
et il ne se doutait point de ce que les
gars de son âge apprennent bien trop vite à la campagne.
Sa grande honnêteté d'esprit lui venait
de ce qu'il n'avait pas été élevé comme les autres. Son
état de champi, sans lui faire honte, l'avait toujours rendu
malhardi ; et, bien qu'il ne prît
point ce nom-là pour une injure, il ne s'accoutumait
pas à l'étonnement de porter une qualité qui le faisait
toujours différent de ceux avec qui il se trouvait. Les
autres champis sont presque toujours humiliés de leur sort,
et on le leur fait si durement comprendre qu'on leur ôte
de bonne heure la fierté d'être chrétien. Ils s'élèvent
en détestant ceux qui les ont mis au monde, sans compter
qu'ils n'aiment pas davantage ceux qui
les y ont fait rester.
Mais il se trouva que François
était tombé dans les mains de la Zabelle*
qui l'avait aimé et qui ne le maltraitait point, et ensuite
qu'il avait rencontré Madeleine dont la charité était plus
grande et les idées plus humaines que celles de tout le
monde. Elle avait été pour lui ni plus ni moins qu'une bonne
mère, et un champi qui rencontre de l'amitié est meilleur
qu'un autre enfant, de même qu'il est pire
quand il se voit molesté et avili. Aussi François n'avait-il
jamais eu d'amusement et de contentement parfait que dans
la compagnie de Madeleine, et au lieu de rechercher les
autres pastours* pour se divertir, il s'était
élevé tout seul, ou pendu aux jupons des deux femmes qui
l'aimaient. Quand il était avec Madeleine surtout, il se
sentait aussi heureux que pouvait l'être Jeannie, et il
n'était pas pressé d'aller courir avec ceux qui le traitaient
bien vite de champi, puisque avec eux il se trouvait tout
d'un coup, et sans savoir pourquoi, comme un étranger.
Il arriva donc en âge de
quinze ans sans connaître la moindre malice,
sans avoir l'idée du mal, sans que sa bouche eût jamais
répété un vilain mot, et sans que ses oreilles
l'eussent compris. Et pourtant depuis le jour où Catherine
avait critiqué sa maîtresse sur l'amitié qu'elle lui montrait,
cet enfant eut le grand sens et le grand jugement de ne
plus se faire embrasser par la meunière.
Il eut l'air de ne pas y penser, et peut-être d'avoir honte
de faire la petite fille et le câlin, comme
disait Catherine. Mais, au fond, ce n'était pas cette honte-là
qui le tenait. Il s'en serait bien moqué, s'il n'eût comme
deviné qu'on pouvait faire un reproche à cette chère femme
de l'aimer. Pourquoi un reproche ? Il ne se l'expliquait
point ; et voyant qu'il ne le trouverait pas de lui-même,
il ne voulut pas se le faire expliquer par Madeleine. Il
savait qu'elle était capable de supporter
la critique par amitié et par bon cœur ; car il avait bonne
mémoire, et il se souvenait bien que Madeleine avait été
tancée* et en danger d'être battue dans
le temps, pour lui avoir fait du bien.
* Zabelle
: Mot issu du vieux français que l'on pourrait remplacer
par « demoiselle ».
* Pastours : Mot issu du vieux français que l'on pourrait
remplacer par « endroits ».
* Tancer : Verbe provenant du vieux français que l'on pourrait
remplacer par « gronder ». |