Je venais de regarder longtemps
et avec une profonde mélancolie le laboureur d'Holbein,
et je me promenais dans la campagne rêvant à la vie des
champs et à la destinée du cultivateur.
Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses
jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait
arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu'un
morceau de pain le plus noir et le plus grossier est, à
la fin de la journée, l'unique récompense et l'unique profit
attachés à un si dur labeur. Ces richesses
qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux
orgueilleux qui s'engraissent dans les longues herbes, sont
la propriété de quelques-uns et les instruments
de la fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre.
L'homme de loisir
n'aime en général pour eux-mêmes, ni les champs, ni les
prairies, ni le spectacle de la nature, ni les animaux superbes
qui doivent se convertir en pièces d'or
pour son usage. L'homme de loisir vient chercher un peu
d'air et de santé dans le séjour de la
campagne, puis il retourne dépenser dans les grandes villes
le fruit du travail de ses vassaux.
De son côté, l'homme
de travail est trop accablé, trop malheureux, et
trop effrayé de l'avenir, pour jouir de la beauté des campagnes
et des charmes de la vie rustique. Pour
lui aussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux
superbes représentent des sacs d'écus dont
il n'aura qu'une faible part, insuffisante à ses besoins,
et que, pourtant, il faut remplir, chaque année, ces sacs
maudits, pour satisfaire le maître et payer le droit de
vivre parcimonieusement et misérablement
sur son domaine.
Et pourtant, la nature est
éternellement jeune, belle et généreuse. Elle verse
la poésie et la beauté à tous les êtres, à toutes les plantes,
qu'on laisse s'y développer à souhait. Elle possède le secret
du bonheur, et nul n'a su le lui ravir.
Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la
science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant
le bien-être et la liberté dans l'exercice de sa force intelligente,
aurait le temps de vivre par le cœur et
par le cerveau, de comprendre son œuvre et d'aimer celle
de Dieu. L'artiste a des jouissances de ce genre, dans la
contemplation et la reproduction des beautés
de la nature ; mais, en voyant la douleur des hommes qui
peuplent ce paradis de la terre, l'artiste au cœur droit
et humain est troublé au milieu de sa jouissance.
Le bonheur serait là où l'esprit, le cœur et les bras,
travaillant de concert sous l'œil de la Providence,
une sainte harmonie existerait entre la magnificence
de Dieu et les ravissements de l'âme humaine. C'est alors
qu'au lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans
son sillon, le fouet à la main, le peintre d'allégories
pourrait placer à ses côtés un ange radieux,
semant à pleines mains le blé sur le sillon fumant. Et le
rêve d'une existence douce, libre, poétique, laborieuse
et simple pour l'homme des champs, n'est pas si difficile
à concevoir qu'on doive le reléguer parmi les chimères.
Le mot triste et doux de Virgile : « Ô
heureux l'homme des champs s'il connaissait son bonheur
! » est un regret ; mais, comme tous les regrets, c'est
aussi une prédiction. Un jour viendra où
le laboureur pourra être aussi un artiste, sinon pour exprimer
(ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir
le beau. (...) Celui qui puise de nobles jouissances dans
le sentiment de la poésie est un vrai poète, n'eût-il
pas fait un vers dans toute sa vie. |