Le père Caillaud, voyant
que des deux bessons on lui amenait le
plus fort et le plus diligent, fut tout aise de le recevoir.
Il savait bien que cela n'avait pas dû se décider sans chagrin,
et comme c'était un brave homme et un bon voisin, fort
ami du père Barbeau, il fit de son mieux pour flatter
et encourager le jeune gars. Il lui fit donner vitement
la soupe et un pichet de vin pour lui remettre le
cœur, car il était aisé de voir que le chagrin
y était. II le mena ensuite avec lui pour lier les bœufs,
et il lui fit connaître la manière dont il s'y prenait.
De fait, Landry n'était pas novice dans
cette besogne-là ; car son père avait une
jolie paire de bœufs, qu'il avait souvent ajustés et
conduits à merveille.
Aussitôt que l'enfant vit
les grands bœufs du père Caillaud, qui étaient les mieux
tenus, les mieux nourris et les plus forts de race de tout
le pays, il se sentit chatouillé dans son orgueil
d'avoir une si belle aumaille au bout de son aiguillon.
Et puis il était content de montrer qu'il n'était ni maladroit
ni lâche, et qu'on n'avait rien de nouveau à lui apprendre.
Son père ne manqua pas de le faire
valoir, et quand le moment fut venu de partir pour
les champs, tous les enfants du père Caillaud, garçons et
filles, grands et petits, vinrent embrasser le besson, et
la plus jeune des filles lui attacha une branchée
de fleurs avec des rubans à son chapeau, parce que c'était
son premier jour de service et comme un
jour de fête pour la famille qui le recevait. (...)
Or donc, il y avait grande
tristesse ce jour-là à la Bessonnière du père Barbeau. Sitôt
que Sylvinet fut éveillé, et qu'il ne vit point son frère
à son côté, il se douta de la vérité, mais il ne pouvait
croire que Landry pût être parti comme cela sans lui dire
adieu ; et il était fâché contre lui au milieu de sa peine.
- Qu'est-ce que je lui ai donc fait, disait-il à sa mère,
et en quoi ai-je pu le mécontenter ? Tout
ce qu'il m'a conseillé de faire, je m'y suis toujours rendu
; et quand il m'a recommandé de ne point
pleurer devant vous, ma mère mignonne, je me suis retenu
de pleurer, tant que la tête m'en sautait. Il m'avait promis
de ne pas s'en aller sans me dire encore des paroles pour
me donner courage, et sans déjeuner avec moi au bout de
la Chenevière, à l'endroit où nous avions coutume
d'aller causer et nous amuser tous les deux. Je voulais
lui faire son paquet et lui donner mon couteau qui vaut
mieux que le sien. Vous lui aviez donc fait son paquet hier
soir sans me rien dire, ma mère, et vous saviez donc qu'il
voulait s'en aller sans me dire adieu ?
- J'ai fait la volonté de ton père, répondit
la mère Barbeau.
Et elle dit tout ce qu'elle put imaginer pour le consoler.
Il ne voulait entendre à rien ; et ce ne fut que quand il
vit qu'elle pleurait aussi, qu'il se mit à l'embrasser,
à lui demander pardon d'avoir augmenté sa peine, et à lui
promettre de rester avec elle pour la dédommager.
Mais aussitôt qu'elle l'eut quitté pour
vaquer à la basse-cour et à la lessive,
il se prit de courir du côté de la Priche, sans même songer
où il allait, mais se laissant emporter par son instinct
comme un pigeon qui court après sa pigeonne sans s'embarrasser
du chemin. Il aurait été jusqu'à la Priche s'il n'avait
rencontré son père qui en revenait, et qui le prit par la
main pour le ramener, en lui disant :
- Nous irons ce soir, mais il ne faut pas détemcer* ton
frère pendant qu'il travaille, ça ne contenterait pas son
maître ; d'ailleurs la femme de chez nous est dans
la peine, et je compte que c'est toi qui la consoleras.
* Détemcer
: Mot issu du vieux français signifiant déstabiliser. |