Le samedi où elle toucha
pour la première fois son salaire de la semaine, la journée
de travail avait été courte ; et quand elle sortit
de l'usine, c'était encore le grand jour de l'après-midi,
un jour clair qui donnait à Commercial Road un air de fête.
Tous ces gens qui passaient sur le trottoir avaient comme
elle fini leur travail et rentraient chez eux. Les voitures
et les camions passaient très vite, bruyamment,
dans la hâte de la dernière course, et
toutes les figures avaient déjà pris leur air de vacances.
Lizzie s'en alla par les rues, contente de sentir le bon
soleil sur sa nuque, et songeant aux huit
shillings qu'elle tenait dans sa main fermée.
Les poches n'étaient pas assez sûres : il s'y trouverait
probablement quelque trou insoupçonné,
et l'idée de sa semaine de travail semée au hasard des ruisseaux
la secouait d'un frisson d'horreur. Il
était à la fois plus prudent et plus agréable de tenir l'argent
dans le poing bien serré.
Ce ne fut qu'après un peu
de temps qu'elle s'avisa que cet argent était bien à elle
; elle pouvait se demander comment elle allait le dépenser,
et il lui vint presque tout de suite à l'idée que ses parents
s'attendraient certainement à en recevoir
une partie. Elle n'était pas très sûre que ce fût
juste, et elle savait fort bien que cela lui serait désagréable
; mais elle savait aussi qu'il serait inutile de résister.
Elle s'arrêta un instant, et ouvrant la main contempla son
trésor ; il y avait deux demi-couronnes
et trois shillings séparés. Alors, une vague d'héroïsme
l'envahit toute, et elle décida soudain qu'elle ne garderait
pour elle que les trois shillings. Elle sacrifiait ainsi
toute idée d'achats magnifiques, car on ne peut avoir grand-chose
pour trois shillings ; mais il y aurait de quoi acheter
des portions de poisson frit et de pommes
de terre pour Bunny et elle, puis deux glaces, deux places
au théâtre, et peut-être resterait-il encore de quoi acquérir
un collier de perles, le lendemain matin, dans Middlesex
Street.
Quand elle arriva chez elle,
elle trouva Mr. Blakeston père qui semblait attendre. Il
fit observer que c'était vraiment bien agréable d'avoir
ainsi la moitié de la journée de libre ; puis il demanda
avec simplicité :
- Où est l'argent ?
Lizzie lui remit les deux demi-couronnes ; il les regarda
un instant en haussant les sourcils, les
fit passer dans sa paume gauche, et tendit
de nouveau la main. Si Lizzie avait parlé, elle aurait probablement
formulé un vain appel à la justice, une
protestation indignée, peut-être aussi
des propos qui eussent appelé un châtiment
; mais elle ne dit rien. Elle ouvrit la main gauche, sa
pauvre main moite où les trois pièces d'argent
avaient laissé leur empreinte sur les doigts
crispés ; et quand sa main fut vide, elle comprit définitivement
que ce monde n'était qu'une erreur, le produit d'un gigantesque
malentendu dont il lui fallait souffrir.
Blakeston père fit sauter
l'argent dans sa main, donna deux shillings à sa femme pour
acheter des provisions, puis, laissant
tomber le reste dans sa proche, sortit en sifflotant. (...)
Après un silence, Lizzie dit d'une voix tremblante :
- S'ils m'avaient laissé l'argent, je vous aurais payé un
grand dîner, Bunny, et le théâtre.
Bunny répondit faiblement :
- Ça ne fait rien.
Et Lizzie se mit à pleurer. Elle pleurait doucement, presque
sans bruit, comme un enfant fatigué. L'ombre
arriva lentement à cacher les murs sales et emplir la chambre
; de la pièce voisine vint d'abord un bruit de pas et de
portes secouées, puis celui de la graisse
qui fondait en grésillant. Bunny, malgré
lui, prêta l'oreille, et Lizzie, cessant de pleurer, croisa
les bras sur le dossier de sa chaise, et appuya le menton
sur ses poignets.
- Leur sale usine ! dit-elle, faut pas qu'ils s'imaginent
que je vais y rester toute ma vie ! |