LIZZIE BLAKESTON
(Nouvelles londoniennes)
   Louis Hémon

Les Blakeston ne sont pas riches, et dès qu'elle fut en âge de travailler, Lizzie est entrée à l'usine. Pour la première fois de sa vie peut-être, cette toute jeune fille qui aime beaucoup son jeune frère Bunny gagne un peu d'argent. Elle se met à rêver.

Notez les détails qui montrent que Lizzie passe du rêve, au réalisme, à la dure réalité.

Le samedi où elle toucha pour la première fois son salaire de la semaine, la journée de travail avait été courte ; et quand elle sortit de l'usine, c'était encore le grand jour de l'après-midi, un jour clair qui donnait à Commercial Road un air de fête. Tous ces gens qui passaient sur le trottoir avaient comme elle fini leur travail et rentraient chez eux. Les voitures et les camions passaient très vite, bruyamment, dans la hâte de la dernière course, et toutes les figures avaient déjà pris leur air de vacances. Lizzie s'en alla par les rues, contente de sentir le bon soleil sur sa nuque, et songeant aux huit shillings qu'elle tenait dans sa main fermée. Les poches n'étaient pas assez sûres : il s'y trouverait probablement quelque trou insoupçonné, et l'idée de sa semaine de travail semée au hasard des ruisseaux la secouait d'un frisson d'horreur. Il était à la fois plus prudent et plus agréable de tenir l'argent dans le poing bien serré.

Ce ne fut qu'après un peu de temps qu'elle s'avisa que cet argent était bien à elle ; elle pouvait se demander comment elle allait le dépenser, et il lui vint presque tout de suite à l'idée que ses parents s'attendraient certainement à en recevoir une partie. Elle n'était pas très sûre que ce fût juste, et elle savait fort bien que cela lui serait désagréable ; mais elle savait aussi qu'il serait inutile de résister. Elle s'arrêta un instant, et ouvrant la main contempla son trésor ; il y avait deux demi-couronnes et trois shillings séparés. Alors, une vague d'héroïsme l'envahit toute, et elle décida soudain qu'elle ne garderait pour elle que les trois shillings. Elle sacrifiait ainsi toute idée d'achats magnifiques, car on ne peut avoir grand-chose pour trois shillings ; mais il y aurait de quoi acheter des portions de poisson frit et de pommes de terre pour Bunny et elle, puis deux glaces, deux places au théâtre, et peut-être resterait-il encore de quoi acquérir un collier de perles, le lendemain matin, dans Middlesex Street.

Quand elle arriva chez elle, elle trouva Mr. Blakeston père qui semblait attendre. Il fit observer que c'était vraiment bien agréable d'avoir ainsi la moitié de la journée de libre ; puis il demanda avec simplicité :
- Où est l'argent ?
Lizzie lui remit les deux demi-couronnes ; il les regarda un instant en haussant les sourcils, les fit passer dans sa paume gauche, et tendit de nouveau la main. Si Lizzie avait parlé, elle aurait probablement formulé un vain appel à la justice, une protestation indignée, peut-être aussi des propos qui eussent appelé un châtiment ; mais elle ne dit rien. Elle ouvrit la main gauche, sa pauvre main moite où les trois pièces d'argent avaient laissé leur empreinte sur les doigts crispés ; et quand sa main fut vide, elle comprit définitivement que ce monde n'était qu'une erreur, le produit d'un gigantesque malentendu dont il lui fallait souffrir.

Blakeston père fit sauter l'argent dans sa main, donna deux shillings à sa femme pour acheter des provisions, puis, laissant tomber le reste dans sa proche, sortit en sifflotant. (...) Après un silence, Lizzie dit d'une voix tremblante :
- S'ils m'avaient laissé l'argent, je vous aurais payé un grand dîner, Bunny, et le théâtre.
Bunny répondit faiblement :
- Ça ne fait rien.
Et Lizzie se mit à pleurer. Elle pleurait doucement, presque sans bruit, comme un enfant fatigué. L'ombre arriva lentement à cacher les murs sales et emplir la chambre ; de la pièce voisine vint d'abord un bruit de pas et de portes secouées, puis celui de la graisse qui fondait en grésillant. Bunny, malgré lui, prêta l'oreille, et Lizzie, cessant de pleurer, croisa les bras sur le dossier de sa chaise, et appuya le menton sur ses poignets.
- Leur sale usine ! dit-elle, faut pas qu'ils s'imaginent que je vais y rester toute ma vie !


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