Un soir, « le comte » avait,
pour son amie aux cheveux dorés, exhibé
ses plus notables talents. Il avait joué,
causé, chanté et bostonné dans l'étroit
salon, tant qu'elle s'était enfin abandonnée sur son épaule,
ployante, enivrée et douce.
Alors, Joe Hitchins, clown, se leva et sortit. Peut-être
qu'il avait vu le regard, tourné vers l'aimé, de ses yeux
idolâtres, et que cela le rendit fou - peut-être était-ce
la revanche du dieu Whisky - peut-être enfin qu'il voulut,
simple, lui montrer, lui aussi, ce qu'il savait faire de
mieux pour la conquérir. Je ne sais pas
; mais quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit,
et il reparut à la lumière, vêtu de son costume de soie
aux fleurs éclatantes, masque plâtré de
farine que barrait la grimace amère de
la bouche rouge aux coins abaissés.
C'était un grand clown,
splendide, habile en son métier et la fièvre
d'amour, l'alcool, la colère, avaient préparé jusqu'à l'exaspération
ses muscles de métal ; de sorte que dès le premier bond,
il sentit qu'il allait donner ce soir-là le meilleur de
lui-même, et offrir en holocauste à la
jeune vierge fardée le chef-d'œuvre de
sa vie de clown, en des cabrioles surhumaines.
En quelques instants, il avait tout oublié. Il se souvenait
d'une seule chose, c'est qu'il devait montrer à une personne
chère la beauté de son art, la grandeur de son amour et
la souplesse de son corps, et il commença
de tournoyer désespérément.
Tout ce que peut exécuter
un clown virtuose, honneur de sa profession,
il le fit ce soir-là mieux qu'il ne l'avait jamais fait.
Sauts périlleux, roue volante, saut du
singe et saut du lion, il montra en vérité
tout son savoir et, dans ses culbutes ailées, il sembla
que les fleurs éclatantes de son habit dansaient, s'ouvraient
et jaillissaient dans l'espace en un miracle continu. Il
se sentait beau, maintenant. Il se rappelait confusément
que, à des époques lointaines, il n'avait été qu'un
pauvre homme déçu, qui cachait sa douleur
; mais tout était changé, de par la détente merveilleuse
de ses membres, et c'était un être de force surprenante
et un athlète incomparable qui donnait en spectacle à sa
bien-aimée le meilleur de son effort. Il oublia les oripeaux
grotesques qui lui couvraient le corps,
et la farine qui blêmissait sa face contractée. Comment
pourrait-elle ne pas l'aimer ? Il était un grand clown admirable
- nul ne pouvait l'égaler, toute la beauté des bêtes était
en lui, et il sentait les muscles de ses épaules se gonfler
de colère, et ses pieds agiles poser une seconde à terre
et l'envoyer de nouveau culbuter en plein
rêve. Il n'entendait qu'un bourdonnement
continu, large comme un chant de cloche, qui montait en
lui et, pourtant, emplissait l'espace, et, porté sur les
ailes du son, il tournoyait une minute sans reprendre
haleine, ou bien s'enlevait tout droit, après deux
bonds brefs et tournait ses sauts périlleux à deux mètres
de terre. Il cabriola longtemps, longtemps...
Mais voici que soudain le
son se tut, et il s'arrêta au milieu de son élan pour retomber
lourdement à terre. Il perçut deux personnes qui le regardaient,
et, dans leurs yeux froids et étonnés,
il vit, non pas ce qu'il s'était cru, mais ce qu'il leur
avait montré ; un pitre, haletant,
agile et grotesque, qui pirouettait dans la lumière. Alors,
il gagna la porte en trébuchant, trop triste
pour éprouver aucune honte, mais se sentant
amèrement pesant, et vieux... vieux...
vieux... |