Le « Boucher Sportif » échangea
un sourire avec son voisin et héla le garçon
pour se faire apporter à boire. Deux hommes nouveaux enjambèrent
les cordes et s'installèrent sur leurs chaises respectives.
- En voilà un, dit le voisin, à qui un bon dîner ne ferait
pas de mal !
Le « Boucher Sportif » contempla le torse nu adossé
au poteau du ring à quelques pieds de lui : les côtes saillaient
sous la peau grise.
- Oui ! fit-il, il n'a pas l'air trop bien nourri !
Son regard remonta jusqu'à la figure et
s'y arrêta. Elle lui rappelait quelque chose... quelque
chose de presque oublié ; mais qui avait dû
lui être familier autrefois.
Le Maître des Cérémonies
annonça : « Le prochain item du programme
est un contest en six rounds de deux minutes entre Young
Cohen, d'Aldgate, et Joe Badger, de Holloway. Joe Badger,
de Holloway... Young Cohen, d'Aldgate... » Les souvenirs
du « Boucher Sportif » se déroulaient péniblement. Joe Badger,
de Holloway... Joe Badger... Joe ! Il retira son cigare
d'entre ses dents, et une poussée de sang
lui gonfla les tempes. Joe Badger, de Holloway... et cette
figure qui lui rappelait quelque chose... C'était le fils
de Maria, et, si elle avait dit la vérité, son fils à lui...
Young Cohen venait de placer
un dur crochet au sortir d'un corps à corps,
et s'avançait de nouveau, prudent et rusé. Le « Boucher
Sportif » regardait le gringalet qui lui
tenait tête. Oui ! C'était bien la figure de Maria, et surtout
ses yeux ; mais la mâchoire. Il se passa la main sur le
menton, remué malgré lui. Le fils de Maria, et son fils
à lui... Après toutes ces années ! Quelle drôle de chose
! Un garçon courageux, cela se voyait de suite, mais qui
ne savait guère s'y prendre. Il s'avançait
carrément, les yeux bien ouverts, avec des swings qui se
laissaient deviner longtemps d'avance. Son thorax
plat semblait bien peu fait pour recevoir les coups, et
les gestes de menace de ses bras grêles étaient pathétiques.
« Time ! » (...) Pendant le second intervalle, le « Boucher
Sportif » étudia le jeune corps demi-nu adossé aux cordes
du ring à quelques pieds de lui. Point
si mal bâti, ce garçon, s'il avait été
mieux nourri ! Et du cœur, c'était facile à voir ! Le fils
de Maria, et son fils à lui... Quelle drôle de chose ! Au
troisième round Young Cohen feinta,
dansa, plissant ses yeux pleins de ruse,
réussit avec ostentation plusieurs tapes
légères du gauche, et soudain plaça son
droit à la machoire, vite et dur. Des voix dans la salle
dirent doucement : « Ça y est ! »
Le petit Joe était affaissé
dans un coin du ring, la tête sur un coude replié. Quand
il entendit compter les secondes il fit
un effort, se mit à genoux, les mains encore à terre, et
releva les yeux. Le « Boucher Sportif » penché contre les
cordes, la mâchoire en avant, le regardait
en serrant les poings. Il allait se relever, le petit Joe...
Il allait se relever, sûrement ! Il n'allait pas rester
affalé devant ce petit Juif crépu
pendant qu'on compterait les dix secondes ! Il n'avait peut-être
rien mangé de la journée, et il ne savait pas se battre
c'était clair ; mais si Maria avait dit la vérité et que
ce fût son fils à lui, il allait se relever... Il s'était
relevé ; il avait chancelé, trébuché contre les cordes et
rebondi en envoyant ses bras droit devant lui en un moulinet
aveugle. Et Young Cohen, qui s'approchait nonchalamment
pour finir son ouvrage, avait reçu un des poings fermés
sur le menton et s'était affaissé à son tour... Le « Boucher
Sportif » se leva en carrant les épaules, insolemment
orgueilleux, les mains à fond dans ses poches, faisant sonner
des monnaies, et s'en alla vers la porte,
pour être là quand le petit Joe sortirait. |