LE DERNIER SOIR
(Nouvelles londoniennes)
   Louis Hémon

Cette histoire se passe à Londres, avant la première guerre mondiale, dans un quartier ouvrier où règne la misère. Trois jeunes gens, deux garçons : Bill et Tom, et une fille : Sal, passent leur dernière soirée ensemble. Ils n'ont pas d'avenir ici... et deux d'entre eux doivent partir pour gagner leur vie.

Voyez-vous un peu d'espoir dans la vie de ces jeunes gens, de Sal en particulier...

- Oh Sal ! fit-il. Ce que vous êtes belle ce soir !
Sal répondit : « Allons donc ! » avec un petit rire modeste, fit un tour complet sur le talon, faisant voler en l'air les pans du manteau de velours, et les regarda tous deux d'un air narquois.
Tom soupira bruyamment et dit :
- Allons boire un verre !
C'était une offre qui n'exigeait pas de réponse ; ils s'acheminèrent tous trois vers le « pub » du coin. Là, ils réussirent à trouver un siège pour Sal, lui apportèrent ses deux doigts de gin dans un petit verre à pied, frêle, très distingué, et elle but à toutes petites gorgées pendant que, debout près d'elle, ils lampaient leur bière. Ils étaient seuls dans ce coin, et l'intimité soudaine, ou peut-être les libations fraternelles, firent tomber le masque d'insouciance que Sal avait revêtu jusque là. Elle releva les yeux, et demanda d'une voix hésitante :
- Et... c'est-y demain que vous partez, Tom ?
Tom répondit :
- Non ! après-demain seulement.
- Ah ! fit-elle.
Alors ce sera moi la première partie !

Ils se turent tous les trois un instant, puis Bill reprit d'un ton maussade :
- C'est encore moi le plus à plaindre là-dedans, savez-vous ! Sal s'en va en service ; ça n'est peut-être pas drôle, mais ça n'empêche pas qu'elle va être comme un coq en pâte, bien nourrie, et tout ça, juste assez de travail pour ne pas s'ennuyer, et tous les clients pour lui faire la cour ! Et voilà Tom qui part pour être soldat, voir du pays, et le reste ! Mais le pauvre diable qui reste dans le coin, après que tous les copains sont partis, si on en parlait un peu, hein !
Tom regarda Sal, qui écoutait, la tête levée, le cou plié en arrière, ses lèvres humides luisant sur l'émail des dents, Le menton se dessinant sur le haut collier de perles à l'éclat très doux et sur les pendeloques scintillantes ; puis il baissa les yeux et regarda son soulier sans rien dire. Ce fut Sal qui répondit, d'une voix basse, traînante, en hésitant un peu :
- Ça n'est drôle pour personne, Bill. On était si bien tous les trois... et voilà Tom qui s'en va, et que je m'en vais aussi... Et qu'est-ce qui va nous arriver ?

Ils se turent encore tous les trois, parce qu'on ne leur avait appris que juste assez de mots pour exprimer leurs pensées de tous les jours, et qu'ils ne connaissaient pas de paroles qui pussent dire leur navrement hébété, le ressentiment sourd que leur inspirait la force des choses, la dureté du sort qui les séparait. (...) Tom, sans ouvrage depuis longtemps, avait vécu de ressources imprécises, demi-journées de travail dans les marchés ou dans les docks, sommes minuscules glanées au hasard des rues ; et voici que dès novembre l'usine ou travaillait Sal avait fermé. Il est vrai qu'elle avait un domicile, elle, qu'elle avait presque toujours assez à manger et qu'elle savait ou dormir ; mais son beau-père s'était vite fatigué de la nourrir, il avait passé presque de suite des reproches aux coups ; le travail restait introuvable, l'hiver s'avançait, plus dur chaque semaine ; après des journées passées dans la boue glacée du dehors, en quêtes infructueuses, il lui fallait rentrer au logis hostile et manger son souper hâtivement (...).

Quand on lui avait offert cette place dans un restaurant de Yarmouth, elle avait bien compris qu'elle ne pouvait pas dire « non » et d'ailleurs le beau-père, consulté, avait promptement accepté pour elle ; mais elle savait ce qui l'attendait. C'était une mauvaise place, là où elle allait.(...) Le lendemain Sal s'en allait vers l'inévitable, narquoise et brave, et vingt-quatre heures après, Tom partait à son tour, sept années durant, servir Sa Majesté le roi et empereur au-delà des mers. Ils savaient cela tous les deux : ce qui forçait l'autre à partir, et ce qui les attendait, mais voici qu'au dernier moment ils découvraient que c'était un bien plus grand malheur qu'ils n'auraient cru.


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