- Oh Sal ! fit-il. Ce que
vous êtes belle ce soir !
Sal répondit : « Allons donc ! » avec un
petit rire modeste, fit un tour complet sur le talon,
faisant voler en l'air les pans du manteau
de velours, et les regarda tous deux d'un air narquois.
Tom soupira bruyamment et dit :
- Allons boire un verre !
C'était une offre qui n'exigeait pas de réponse ; ils s'acheminèrent
tous trois vers le « pub » du coin. Là, ils réussirent à
trouver un siège pour Sal, lui apportèrent ses deux doigts
de gin dans un petit verre à pied, frêle, très distingué,
et elle but à toutes petites gorgées pendant
que, debout près d'elle, ils lampaient leur bière. Ils étaient
seuls dans ce coin, et l'intimité soudaine, ou peut-être
les libations fraternelles, firent tomber le masque
d'insouciance que Sal avait revêtu jusque là. Elle
releva les yeux, et demanda d'une voix hésitante
:
- Et... c'est-y demain que vous partez, Tom ?
Tom répondit :
- Non ! après-demain seulement.
- Ah ! fit-elle.
Alors ce sera moi la première partie !
Ils se turent
tous les trois un instant, puis Bill reprit d'un ton maussade
:
- C'est encore moi le plus à plaindre là-dedans, savez-vous
! Sal s'en va en service ; ça n'est peut-être pas drôle,
mais ça n'empêche pas qu'elle va être comme un coq
en pâte, bien nourrie, et tout ça, juste assez
de travail pour ne pas s'ennuyer, et tous les clients pour
lui faire la cour ! Et voilà Tom qui part
pour être soldat, voir du pays, et le reste ! Mais le pauvre
diable qui reste dans le coin, après que tous les copains
sont partis, si on en parlait un peu, hein !
Tom regarda Sal, qui écoutait, la tête levée, le cou plié
en arrière, ses lèvres humides luisant
sur l'émail des dents, Le menton se dessinant
sur le haut collier de perles à l'éclat très doux et sur
les pendeloques scintillantes ; puis il
baissa les yeux et regarda son soulier sans rien dire. Ce
fut Sal qui répondit, d'une voix basse, traînante,
en hésitant un peu :
- Ça n'est drôle pour personne, Bill. On était si bien tous
les trois... et voilà Tom qui s'en va, et que je
m'en vais aussi... Et qu'est-ce qui va nous arriver ?
Ils se turent encore tous les trois, parce qu'on ne leur
avait appris que juste assez de mots pour exprimer leurs
pensées de tous les jours, et qu'ils ne connaissaient pas
de paroles qui pussent dire leur navrement
hébété, le ressentiment sourd que leur inspirait la force
des choses, la dureté du sort qui les séparait. (...) Tom,
sans ouvrage depuis longtemps, avait vécu de ressources
imprécises, demi-journées de travail dans les marchés
ou dans les docks, sommes minuscules glanées
au hasard des rues ; et voici que dès novembre
l'usine ou travaillait Sal avait fermé. Il est vrai qu'elle
avait un domicile, elle, qu'elle avait presque toujours
assez à manger et qu'elle savait ou dormir ; mais son beau-père
s'était vite fatigué de la nourrir, il avait passé presque
de suite des reproches aux coups ; le travail restait introuvable,
l'hiver s'avançait, plus dur chaque semaine
; après des journées passées dans la boue glacée du dehors,
en quêtes infructueuses,
il lui fallait rentrer au logis hostile
et manger son souper hâtivement (...).
Quand on lui avait offert
cette place dans un restaurant de Yarmouth,
elle avait bien compris qu'elle ne pouvait pas dire « non
» et d'ailleurs le beau-père, consulté, avait promptement
accepté pour elle ; mais elle savait ce qui l'attendait.
C'était une mauvaise place, là où elle allait.(...) Le lendemain
Sal s'en allait vers l'inévitable, narquoise
et brave, et vingt-quatre heures après, Tom partait à son
tour, sept années durant, servir Sa Majesté le roi
et empereur au-delà des mers. Ils savaient
cela tous les deux : ce qui forçait l'autre à partir, et
ce qui les attendait, mais voici qu'au dernier moment ils
découvraient que c'était un bien plus grand malheur
qu'ils n'auraient cru. |