Le Jour de l'an n'amena
aucun visiteur. Vers le soir, la mère Chapdelaine,
un peu déçue, cacha sa mélancolie | sous
la guise d'une gaieté exagérée.
- Quand même il ne viendrait personne dit-elle, ce n'est
pas une raison pour nous laisser pâtir.
Nous allons faire de la tire.
Les enfants poussèrent des cris de joie et suivirent des
yeux les préparatifs avec un intérêt passionné. Du sirop
de sucre et de la cassonade furent mélangés
et mis à cuire ; quand la cuisson fut suffisamment
avancée, Télesphore rapporta du dehors un grand plat d'étain
rempli de belle neige blanche. Tout le monde se rassembla
autour de la table, pendant que la mère Chapdelaine laissait
tomber le sirop en ébullition goutte à
goutte sur la neige, où il se figeait à mesure en éclaboussures
sucrées, délicieusement froides. Chacun fut servi à son
tour, les grandes personnes imitant plaisamment l'avidité
gourmande des petits ; mais la distribution fut
arrêtée bientôt, sagement, afin de réserver
un bon accueil à la vraie tire, dont la confection
ne faisait que commencer. Car il fallait parachever la cuisson,
et, une fois la pâte prête, l'étirer longuement pendant
qu'elle durcissait. Les fortes mains grasses
de la mère Chapdelaine manièrent cinq minutes durant l'écheveau
succulent qu'elles allongeaient et repliaient
sans cesse ; peu à peu leur mouvement se fit plus lent,
puis une dernière fois la pâte fut étirée à la grosseur
du doigt et coupée avec des ciseaux, à grand effort, car
elle était déjà dure. La tire était faite. Les enfants en
mâchaient déjà les premiers morceaux quand des coups furent
frappés à la porte.
- Eutrope Gagnon, dit le
père.
Je me disais aussi que ce serait bien rare s'il ne venait
pas veiller avec nous ce soir. C'était
Eutrope Gagnon, en effet. Il entra, souhaita le bonsoir
à tout le monde, posa son casque de laine
sur la table... Maria le regardait, une rougeur aux joues.
La coutume veut que le Jour de l'an les garçons embrassent
les filles, et Maria savait fort bien qu'Eutrope, malgré
sa timidité, allait se prévaloir de cet
usage ; elle restait immobile près de la
table et attendait, sans ennui, mais pensant à cet autre
baiser qu'elle aurait aimé recevoir. Pourtant le jeune homme
prit la chaise qu'on lui offrait et s'assit, les
yeux à terre.
- C'est toi toute la visite que nous avons eue aujourd'hui,
dit le père Chapdelaine.
Mais je pense bien que tu n'as pas vu personne non plus...
J'étais bien certain que tu viendrais veiller.
- Comme de raison... Je n'aurais pas laissé
passer le Jour de l'an sans venir. Mais en plus de ça j'avais
des nouvelles que je voulus vous répéter.
- Ah ! Sous les regards d'interrogation convergeant
sur lui, il continuait à baisser les yeux.
- À voir ta face, je calcule que ce sont
des nouvelles de malchance.
- Ouais. La mère Chapdelaine se leva à moitié avec un geste
de crainte.
- Ça serait-il les garçons ?
- Non, madame Chapdelaine. Esdras et Da'Bé vont bien si
le bon Dieu le veut. Les nouvelles que je parle ne viennent
pas de ce bord-là ; ça n'est pas un parent
à vous, mais un garçon que vous connaissez. Il hésita un
instant et prononça le nom à voix basse : François Paradis...
Son regard se leva un instant
sur Maria, pour se détourner aussitôt ; mais elle ne remarqua
même pas ce coup d'œil chargé d'honnête sympathie.
Un grand silence s'était appesanti non
seulement dans la maison, mais sur l'univers entier ; toutes
les créatures vivantes et toutes les choses restent muettes
et attendaient anxieusement cette nouvelle
qui était d'une si terrible importance, puisqu'elle touchait
le seul homme au monde qui comptait vraiment.
- Voilà comment ça s'est passé... |