Mais au moment où apparaissait
à l'une des portes le roi Henri III un autre roi Henri III,
exactement pareil au premier, vêtu, chaussé, coiffé, fraisé
et godronné de même, apparaissait par la porte en face de
sorte que les courtisans, un instant emportés
vers le premier s'arrêtèrent comme le flot à la pile de
l'arche, et refluèrent en tourbillonnant du premier au second
roi. Henri III remarqua le mouvement, et ne voyant devant
lui que de bouches ouvertes, des yeux effarés
et des corps pirouettant sur une jambe
:
- Ça, messieurs, qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il.
Un long éclat de rire lui répondit. Le roi, peu patient
de son naturel, et en ce moment surtout peu disposé à la
patience, commençait de froncer le sourcil,
quand Saint-Luc s'approchant de lui :
- Sire, dit-il, c'est Chicot, votre bouffon, qui s'est habillé
exactement comme Votre Majesté, et qui
donne sa main à baiser aux dames. Henri III se
mit à rire. (...)
- Eh ! Maître Chicot, dit Henri, deux rois ici, c'est beaucoup.
- En ce cas, continue à me laisser jouer mon rôle de roi
à ma guise et joue le rôle du duc d'Anjou
à la mienne : peut-être qu'on me prendra pour lui, et qu'on
me dira des choses qui t'apprendront, non pas ce qu'il pense,
mais ce qu'il fait.
- En effet, dit le roi en regardant avec humeur autour de
lui, mon frère d'Anjou n'est pas venu.
- Raison de plus pour que tu le remplaces. C'est dit : je
suis Henri et tu es François ; je vais trôner, tu vas danser
; je ferai pour toi toutes les singeries
de la couronne, et toi, pendant ce temps, tu t'amuseras
un peu, pauvre roi !
Le regard du roi s'arrêta
sur Saint-Luc. « Décidément, pensa Brissac, je m'étais trompé
en croyant le roi irrité contre nous. Tout au contraire
le roi est de charmante humeur. » Et il courut à droite
et à gauche, félicitant chacun, et surtout
se félicitant lui-même d'avoir donné sa fille à un homme
jouissant d'une si grande faveur près de Sa Majesté. Cependant,
Saint-Luc s'était rapproché de sa femme. Mlle de Brissac
n'était pas une beauté, mais elle avait de charmants yeux
noirs, des dents blanches, une peau éblouissante
; tout cela lui composait ce qu'on peut appeler une figure
d'esprit.
- Monsieur, dit-elle à son mari, toujours préoccupée
qu'elle était par une seule pensée, que me disait-on, que
le roi m'en voulait ? Depuis qu'il est arrivé, il ne cesse
de me sourire.
- Ce n'est pas ce que vous me disiez au retour du dîner,
chère Jeanne, car son regard, alors, vous faisait peur.
- Sa Majesté était sans doute mal disposée alors, dit la
jeune femme ; maintenant...
- Maintenant, c'est bien pis, interrompit
Saint-Luc, le roi rit les lèvres serrées. J'aimerais bien
mieux qu'il me montrât les dents : Jeanne, ma pauvre amie,
le roi nous ménage quelque traître surprise. Oh ! ne me
regardez pas si tendrement, je vous prie,
et même, tournez-moi le dos. Justement, voici Maugiron qui
vient à nous ; retenez-le, accaparez-le, soyez aimable avec
lui.
- Savez-vous, monsieur, dit Jeanne en souriant, que voilà
une étrange recommandation, et que si je la suivais à la
lettre, on pourrait croire...
- Ah ! dit Saint-Luc avec un soupir, ce serait bien heureux
qu'on le crût. Et tournant le dos à sa femme, dont l'étonnement
était au comble, il s'en alla faire sa
cour à Chicot, qui jouait son rôle de roi avec un entrain
et une majesté des plus risibles.
Cependant Henri, profitant
du congé qui était donné à sa grandeur,
dansait, mais, tout en dansant, ne perdant pas de vue Saint-Luc.
Tantôt il l'appelait pour lui conter quelque remarque plaisante
qui, drôle ou non, avait le privilège de faire rire Saint-Luc
aux éclats. Tantôt il lui offrait dans
son drageoir des pralines et des fruits
glacés que Saint-Luc trouvait délicieux. |