Tout juste
comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille
venait de sortir. La porte était fermée à double
tour ; mais le vieux bonhomme, en partant, avait
laissé son échelle dehors, et tout de suite l'idée vint
aux enfants d'entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu'il
y avait dans ce fameux moulin... Chose
singulière ! La chambre de la meule était
vide... Pas un sac, pas un grain de blé ; pas la moindre
farine aux murs ni sur les toiles d'araignées... On ne sentait
pas même cette bonne odeur chaude de froment écrasé qui
embaume dans les moulins... L'arbre de
couche était couvert de poussière, et le grand chat maigre
dormait dessus. La pièce du bas avait le même air de misère
et d'abandon : un mauvais lit, quelques guenilles,
un morceau de pain sur une marche d'escalier, et puis dans
un coin trois ou quatre sacs crevés d'où coulaient des gravats
et de la terre blanche.
C'était là, le secret de
maître Cornille ! C'était ce plâtras qu'il
promenait le soir par les routes, pour sauver l'honneur
du moulin et faire croire qu'on y faisait de la farine...
Pauvre moulin ! Pauvre Cornille ! Depuis longtemps les minotiers
leur avaient enlevé leur dernière pratique.
Les ailes viraient toujours, mais la meule tournait à vide.
Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils
avaient vu. J'eus le cœur crevé de les entendre... Sans
perdre une minute, je courus chez les voisins,
je leur dis la chose en deux mots, et nous convînmes
qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin
de Cornille tout ce qu'il y avait de froment dans les maisons...
Sitôt dit, sitôt fait.
Tout le village se met en
route, et nous arrivons là-haut avec une procession
d'ânes chargés de blé, du vrai blé, celui-là ! Le moulin
était grand ouvert... Devant la porte, maître Cornille,
assis sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains.
Il venait de s'apercevoir, en rentrant, que pendant son
absence on avait pénétré chez lui et, surpris
son triste secret. « Pauvre de moi ! Disait-il.
Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir... Le moulin est déshonoré
». Et il sanglotait à fendre l'âme, appelant
son moulin par toutes sortes de noms, lui parlant comme
à une personne véritable. À ce moment les ânes arrivent
sur la plate-forme, et nous nous mettons tous à crier bien
fort comme au beau temps des meuniers :
« Ohé ! Du moulin ! Ohé ! Maître Cornille ! ». Et voilà
les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain
roux qui se répand par terre, de tous côtés... Maître Cornille
ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le creux
de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la
fois : « C'est du blé ! Seigneur Dieu ! Du bon blé ! Laissez-moi
que je le regarde ». Puis se tournant vers nous : « Ah !
Je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers
sont des voleurs ». Nous voulions l'emporter en triomphe
au village : « Non, mes enfants ; il faut avant tout que
j'aille donner à manger à mon moulin... Pensez donc ! Il
y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis sous la
dent ! ». Et nous avions tous des larmes dans les
yeux de voir le pauvre vieux se démener de droite et de
gauche, éventrant les sacs, surveillant
la meule, tandis que le grain s'écrasait et que la fine
poussière de froment s'envolait au plafond.
C'est une justice à nous
rendre : à partir de ce jour-là, jamais nous ne
laissâmes le vieux meunier manquer d'ouvrage. Puis,
un matin, maître Cornille mourut, et les ailes de notre
dernier moulin cessèrent de virer, pour toujours cette fois...
Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que voulez-vous,
monsieur ! Tout a une fin en ce monde, et il faut croire
que le temps des moulins à vent était passé comme celui
des coches sur le Rhône,
des parlements et des jaquettes à grandes
fleurs. |