LE SECRET DE MAÎTRE CORNILLE
(Lettres de mon moulin)
   Alphonse Daudet

À la fin du siècle dernier, dans un petit village, en France... Un vieux meunier, maître Cornille, ne veut pas admettre qu'il n'y a plus de travail pour son moulin à vent. Tous les gens du village donnent maintenant leur blé à moudre au nouveau moulin à vapeur. Il ne laisse personne entrer dans son moulin, et laisse croire qu'il est très occupé, mais...

Notez à quel point cette petite communauté est solidaire des malheurs de l'un des siens et comment elle passe à l'action.

Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille venait de sortir. La porte était fermée à double tour ; mais le vieux bonhomme, en partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de suite l'idée vint aux enfants d'entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu'il y avait dans ce fameux moulin... Chose singulière ! La chambre de la meule était vide... Pas un sac, pas un grain de blé ; pas la moindre farine aux murs ni sur les toiles d'araignées... On ne sentait pas même cette bonne odeur chaude de froment écrasé qui embaume dans les moulins... L'arbre de couche était couvert de poussière, et le grand chat maigre dormait dessus. La pièce du bas avait le même air de misère et d'abandon : un mauvais lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche d'escalier, et puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d'où coulaient des gravats et de la terre blanche.

C'était là, le secret de maître Cornille ! C'était ce plâtras qu'il promenait le soir par les routes, pour sauver l'honneur du moulin et faire croire qu'on y faisait de la farine... Pauvre moulin ! Pauvre Cornille ! Depuis longtemps les minotiers leur avaient enlevé leur dernière pratique. Les ailes viraient toujours, mais la meule tournait à vide. Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils avaient vu. J'eus le cœur crevé de les entendre... Sans perdre une minute, je courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous convînmes qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin de Cornille tout ce qu'il y avait de froment dans les maisons... Sitôt dit, sitôt fait.

Tout le village se met en route, et nous arrivons là-haut avec une procession d'ânes chargés de blé, du vrai blé, celui-là ! Le moulin était grand ouvert... Devant la porte, maître Cornille, assis sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains. Il venait de s'apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré chez lui et, surpris son triste secret. « Pauvre de moi ! Disait-il. Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir... Le moulin est déshonoré ». Et il sanglotait à fendre l'âme, appelant son moulin par toutes sortes de noms, lui parlant comme à une personne véritable. À ce moment les ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons tous à crier bien fort comme au beau temps des meuniers : « Ohé ! Du moulin ! Ohé ! Maître Cornille ! ». Et voilà les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain roux qui se répand par terre, de tous côtés... Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la fois : « C'est du blé ! Seigneur Dieu ! Du bon blé ! Laissez-moi que je le regarde ». Puis se tournant vers nous : « Ah ! Je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers sont des voleurs ». Nous voulions l'emporter en triomphe au village : « Non, mes enfants ; il faut avant tout que j'aille donner à manger à mon moulin... Pensez donc ! Il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis sous la dent ! ». Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se démener de droite et de gauche, éventrant les sacs, surveillant la meule, tandis que le grain s'écrasait et que la fine poussière de froment s'envolait au plafond.

C'est une justice à nous rendre : à partir de ce jour-là, jamais nous ne laissâmes le vieux meunier manquer d'ouvrage. Puis, un matin, maître Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cessèrent de virer, pour toujours cette fois... Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que voulez-vous, monsieur ! Tout a une fin en ce monde, et il faut croire que le temps des moulins à vent était passé comme celui des coches sur le Rhône, des parlements et des jaquettes à grandes fleurs.


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