LE PETIT CHOSE
   Alphonse Daudet

Ce roman est un peu autobiographique, Daniel, c'est Alphonse Daudet. Daniel, adulte, retourne dans un quartier de Paris où il a habité quand il était adolescent. Il est déjà vieux et se souvient avec nostalgie d'une période de sa vie qu'il a aimée.

Notez comment Daniel, dans sa mésaventure, est passé de la gêne à la honte et à la colère.

Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de l'église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaque fois que je la regarde. C'est la fenêtre de notre ancienne chambre ; et, encore aujourd'hui, quand je passe par-là, je me jure que le Daniel d'autrefois est toujours là-haut, assis à sa table contre la vitre, et qu'il sourit de pitié en voyant dans la rue le Daniel d'aujourd'hui triste et déjà courbé. Ah ! Vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m'as sonnées quand j'habitais là-haut, avec la mère Jacques ! Est-ce que tu ne pourrais pas m'en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse ? J'étais si heureux dans ce temps-là ! Je travaillais de si bon cœur !

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s'occupait du ménage. Il allait chercher de l'eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n'avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais :
- Jacques, veux-tu que je t'aide ?
Jacques se mettait à rire :
- Tu n'y songes pas, Daniel. Et la dame du premier ?
Avec ces deux mots gros d'allusions, il me fermait la bouche. Voici pourquoi : Pendant les premiers jours de notre vie à deux, c'était moi qui étais chargé de descendre chercher de l'eau dans la cour. À une autre heure de la journée, je n'aurais peut-être pas osé ! Mais, le matin, toute la maison dormait encore, et ma vanité ne risquait pas d'être rencontrée dans l'escalier une cruche à la main. Je descendais, en m'éveillant, à peine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois, un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de la pompe. C'était le cocher de la dame du premier, une jeune créole très élégante dont on s'occupait beaucoup dans la maison. La présence de cet homme suffisait pour me gêner ; quand il était là, j'avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche à moitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, ce qui ne m'empêchait pas d'être aussi gêné le lendemain, si j'apercevais la casaque rouge dans la cour.

Or, un matin que j'avais eu la chance d'éviter cette formidable casaque, je remontais allègrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à la hauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une dame qui descendait. C'était la dame du premier. Droite et fière, les yeux baissés sur un livre, elle allait lentement dans un flot d'étoffes soyeuses. À première vue, elle me parut belle, quoiqu'un peu pâle ; ce qui me resta d'elle, surtout, c'est une petite cicatrice blanche qu'elle avait dans un coin, au-dessous de la lèvre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J'étais debout contre le mur, ma cruche à la main, tout rouge et tout honteux. Pensez ! Être surpris ainsi comme un porteur d'eau, mal peigné, ruisselant, le cou nu, la chemise entr'ouverte. Quelle humiliation ! J'aurais voulu entrer dans la muraille. La dame me regarda un moment bien en face d'un air de reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa... Quand je remontai, j'étais furieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se moqua beaucoup de ma vanité ; mais le lendemain, il prit la cruche sans rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins ; et moi, malgré mes remords, je le laissais faire : j'avais trop peur de rencontrer encore la dame du premier.


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